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Livre
31/08/2020

Jon Savage

Le Reste n’était qu’Obscurité : l’Histoire Orale de Joy Division

Editeur : Allia
Genre : biographie orale
Date de sortie : 2020/09/03
Note : 80%
Posté par : Mäx Lachaud

Traduit par Julien Besse et initialement paru en 2019 sous le titre The Searing Light, The Sun And Everything Else, ce nouveau livre de Jon Savage reprend une histoire que tous les amateurs de post-punk et de cold wave connaissent par cœur : celle de l’ascension rapide de Joy Division et sa fin tragique et prématurée avec la pendaison de son chanteur possédé et iconique, Ian Curtis, en mai 1980. À première vue, on pourrait se demander quel est l’intérêt de revenir pour la énième fois sur ces événements mille fois relatés ? Les anciens membres du quatuor de Manchester ont déjà partagé leurs souvenirs. Des dizaines de livres ont été publiés, aussi bien écrits par des fans, des historiens que par des proches, comme celui de la veuve de Ian Curtis, Deborah, qui a servi de base au film Control (2007) d’Anton Corbijn, lequel fait toujours polémique. Certains lui préfèrent 24 Hour Party People (2002) de Michael Winterbottom ou le documentaire Joy Division (2007) de Grant Gee, écrit par Jon Savage lui-même.

La légitimité de l’auteur n’est pas à remettre en doute. Il fut très proche de Factory et, en tant que journaliste musical, il avait déjà écrit sur le groupe du vivant de celui-ci. Et dès qu’on commence à lire, on s’aperçoit vite que c’est un page-turner et qu’on a au bout du compte envie de se replonger dans cette histoire encore une fois, même si on sait qu’elle finira dans l’absolue tristesse avec pour bande-son les atmosphères belles et dépressives de Closer, l’album posthume de 1980. La force du livre est sa construction, chronologique certes, mais entièrement basée sur la parole, les témoignages oraux des anciens membres du groupes, la clique du label Factory, les groupes avec lesquels ils jouaient (Buzzcocks, Cabaret Voltaire, Crispy Ambulance...) mais aussi des photographes, journalistes, ami(e)s, spectateurs, qui tous essaient de quelque part lever le voile sur ce double mystère : d’où a bien pu provenir cette musique si émotionnelle et habitée ? Et qu’est-ce qui a poussé Ian Curtis à commettre l’acte fatal ?

Le premier chapitre pose le contexte géographique, sociologique et historique du Manchester des années 1970 : délabré, sale, industriel, rongé par le chômage et où la musique sert à donner un sens d’identité à des jeunes de la classe ouvrière dont les ambitions artistiques sont handicapées. Bernard Sumner, le guitariste du groupe, voulait lui-même étudier l’art mais sa famille l’en a empêché. Il explique ainsi cette quête de beauté qui les animait, une beauté qui "remue les tripes". Les divers témoignages permettent aussi d’avoir une vision non univoque des choses, les bons et mauvais aspects, et ainsi on a l’impression au fur et à mesure de se rapprocher un peu plus de ce que devait être la vérité. De fait, on découvre ici le Ian Curtis, disquaire chez Rare Records, plein d’humour, humain dans ses questionnements intérieurs, touchant dans ses déchirements vis-à-vis de sa maladie (l’épilepsie) et de ses aspirations personnelles (tout le monde semble être d’accord sur le fait qu’il aurait pu se diriger vers une carrière de grand écrivain), sans qu’il perde pour autant sa dimension énigmatique.

Le livre tire sa force des tonnes d’anecdotes et détails dont il regorge : les rendez-vous en scooters, les séances d’hypnose où Bernard s’exerçait sur Ian, les inspirations diverses et variées – de Burroughs à Can, en passant par Iggy Pop et bien sûr le "Warszawa" de Bowie qui accompagnait la montée sur scène lors de leurs premiers concerts sous le nom de Warsaw –, les expérimentations en studio avec Martin Hannett, mais aussi cette folle mésaventure où Stephen Morris et Peter Hook sont arrêtés dans l’enquête autour de l’éventreur du Yorshire. Plus intrigante est cette anecdote de Tony Wilson, en mentionnant la passion de Ian Curtis pour le cinéma de Werner Herzog (le chanteur se suicidera après avoir visionné à la télévision le film La Ballade de Bruno) : "Ian adulait Herzog, et Herzog a joué un rôle indirect dans son suicide. Il était chez ses parents et, comme il ne voulait pas obliger son père à veiller tard, il est rentré chez lui pour regarder ce film romantique et tragique dans lequel le héros finit par se suicider. Tu connais la célèbre scène finale, où la poule continue à danser alors qu’il y a un homme mort dans le télésiège, ce qui explique pourquoi, avec notre habituel sens de l’à-propos, on a gravé une patte de poule sur le sillon de sortie des trois premières faces de Still. Sur la quatrième face, la poule a cessé de danser." J’avoue que j’ai eu beau chercher cette patte de poule sur mon double vinyle et rien à faire. Si un lecteur d’Obsküre arrive à la trouver, qu’il contacte la rédaction !

On part ainsi du concert des Sex Pistols qui, par leur amateurisme chaotique, les motive à créer leur propre formation, en passant par les différentes étapes (concerts, enregistrements, disques) qui leur permettront de développer une entité scénique unique, tout en pondant des disques glacés, avant-gardistes et suffisamment accessibles pour que leur influence se fasse encore sentir aujourd’hui. Il y est fait mention du riff de "LA Woman" des Doors qui aurait inspiré le titre "No Love lost", l’influence de Kafka sur "Colony", de Dostoïevski sur "The Kill" ou l’histoire poignante d’un gamin trisomique qui aurait servi de base au texte de "The Eternal". La musique reste donc au centre du livre, et l’auteur ne s’embarrasse pas des histoires de linge sale qui pouvaient parfois entacher les autres livres sur le groupe. Les propos rapportés sont, d’ailleurs parfois entrecoupés d’articles d’époque, ce qui permet de mieux cerner la réaction des gens quant à l’évolution du son de Joy Division.

Au fur et à mesure, la maladie envahit la vie du groupe, et leur incapacité immature à comprendre les signes d’alerte lancés par Ian rend toujours cette histoire aussi tragique. Le livre s’achève ainsi, sur l’annonce de la mort, le choc et la colère de certains, et leurs différentes théories sur ce qui s’est passé. Mais pas de bavardages ou de potins, Savage a grandement coupé et monté ses interviews, réalisées sur de très nombreuses années, afin de capter ce qui, selon lui, est essentiel. Ian Curtis en ressort comme un être toujours aussi complexe, énigmatique à bien des égards. Si les interviews peuvent apporter une dimension d’enquête, Joy Division reste cette force insondable sortie d’on ne sait où, même si Sumner précise que leur environnement brutal leur a donné le goût du beau.

À travers cette "histoire orale", Savage ramène une immédiateté émotionnelle à ces événements qui se sont déroulés il y a plus de quarante ans. Et on finit le livre assez bouleversé, autant par les témoignages rassemblés que par la musique et les textes d’un "Isolation", d’un "Passover" ou d’un "Decades". On écoute alors la voix profonde de Ian Curtis et on ne peut faire que ce constat : de sa douleur et de son aliénation, il a extrait une indicible et mystique beauté, qui a su être orchestrée par des musiciens inspirés et mise en forme avec génie par le producteur Martin Hannett et le graphiste Peter Saville. Au bout du compte, ce livre de Savage figure parmi les meilleurs qu’on pourra trouver sur Joy Division.