La différence de style étonne sur les premières pages. Désormais, Bertin crée des cadres, des petits cadres, qu'il comble de son écriture en propositions simples. Les pages sont plutôt vides et la narration est saccadée.
En quelques minutes, le rythme est pris : ça fuse, ça s'enchaîne, les pages tournent (car les cadres débordent d'une page sur l'autre, incitant à la continuité) ; et la vie prend son essor. La vie, une drôle de vie. Ces petits cadres évoquent régulièrement les annonces inscrites sur les paquets de clopes, rappelant que fumer tue, rend impuissant, bouche les artères et tutti quanti. Eh bien, avec ce livre, on a des tonnes de réponses sur la vie qui passe et ces cadres, eux, rendent vivant.
Les saccades de cette prose sont étonnantes et glissent de la poésie en cassant la phrase, en générant des surprises, en télescopant les lieux, les moments, les gens. À peine le temps de faire une pause pour relire que l'écriture de Bertin nous happe et oblige à tourner les pages. Le temps va vite, pas le temps de respirer, de réfléchir. D'une action l'autre, on vieillit et on accumule les souvenirs, les images, les scènes, les noms. Le fil narratif et la mise en page jouent de la même manière que la BD où chacune des cases est un instant figé et que la succession crée cet appel au mouvement et à la continuité malgré les ruptures.
Formidable effet de réel, l'accumulation des prénoms-noms des connaissances et copains, affublés pour beaucoup des surnoms propres à l'adolescence, apporte un trouble. On lit un récit d'aveux autobiographiques et documentés. On sait pertinemment que le pacte autobiographique est un leurre, mais ça fait mouche, l'aspect journal intime – journal de bord happe.
C'est terrible de découvrir la misère de la campagne autour de Limoges ; mais ça pourrait être Amiens, Brest, Strasbourg ou Paris, Texas... La bêtise des garçons, la crasse, les petits rêves de pas grand-chose, les référents adultes le plus souvent imparfaits. Le racisme populaire et la pornographie des humbles. Les odeurs et la crasse. Sous ce ciel aux semelles de plomb, la marche des êtres ne les mènera pas au Paradis. Les méfaits se succèdent, trompe-l'ennui et défie-la-mort, attaque-des-autres et copain-pas-câlin. Les coups caressent mal et les mots frappent fort le jeune adolescent qui se forme à l'école des chemins creux. Lesquels chemins creux se trouvent souvent entre les cuisses des filles.
L'amour, on ne sait pas ce que c'est, on tourne autour sans savoir, avec espoir, entre deux branlées solitaires ou entre gens des environs.
Et puis vient le lycée, la poésie, l'écriture, sans même savoir quand ça tombe et comment. On ne s'en relève pas de ce choc des mots, on ne s'en sort pas.
Bizarrement, le récit se construit en parallèle avec ces actes de révolution sur soi : alors que l'écriture se met en place, les jeunes années s'enfuient. Avec ce livre d'adulte confirmé, Bertin confirme que la poésie est cette chose qu'on lance pour retenir. Un filet à papillons dans le ventre. Une gaule pour faire choir les souvenirs avant qu'ils ne gonflent trop. Un hameçon qui croche la peau comme un baiser colle les lèvres.
Son petit musée des horreurs du quart-monde raconte une sous-France qui ne se rend pas, qui vit parce que c'est ce qu'il faut faire. Qui s'amuse avec rage en dépit de tous et de tout. Cru et drôle, provocant et aérien, Rage tendre fourmille et grouille.
"C'est la vie, ça va passer" (Miss Tic)