Attribuer un genre ou un style à ces deux longs poèmes de Jérôme Bertin n’est pas aisé. J’aimerais parler de "chanson de geste", comme au Moyen-Âge car c’est bien un récit versifié, de grande longueur, séparé en plusieurs moments et qui relate des exploits passés. Bertin adopte la forme qu’il avait conçue pour Rage Tendre, son précédent livre, déjà éloigné de trois ans. Les mots s’étalent sans ponctuation, par petits groupes de vers, prenant l’ensemble de la page. On les découvre ici dans un format 14x10 cm et je me plais à imaginer le beau défilement qu’on aurait si ces textes se déployaient à la manière de rouleaux de papyrus ou sans doute à la façon dont le poète les voyait sur son écran lorsqu’il les composa.
Je mentionne deux textes car les signes de séparation diffèrent entre la première partie (une double barre oblique //) et la deuxième (un emoji alien).
Chacun des deux textes s’achève sur un changement profond pour le jeune homme. C’est l’"entrée en grande pompe dans le milieu funèbre de la poésie" qui clôt la première partie et passe sous silence la brouille définitive avec Nini, son premier amour. Le livre conclut ensuite avec une tentative de suicide ratée, fermant ainsi une deuxième période de ce retour autobiographique.
Bertin reste discret sur sa famille. Sa formation de poète est davantage liée aux relations plus ou moins amicales qu’il va nouer sur ces quelques années de formation à Limoges, entre le lycée et les premières expériences de boulots, entre la lecture des poètes et la publication du premier ouvrage.
C’est étonnant de se dire qu’on peut ainsi associer chaque écrivain influent à un pseudonyme présent dans le livre. Passons en revue ces différentes personnes : Kévin, Nini, Bidou (le grand copain), Lolo, David Padbol, Lapinou père l’étudiant japonais et ses copains Armand et Greg, Julie, Christelle, Michel le khâgneux, Marguerite, Claudia, Souchon, Palarose, Freddy et Clara. Pourquoi relever cette liste de noms ? Car ils forment le miroir de ce que nombre de jeunes adultes ont connu, ces années d'émulation où les amitiés et les rencontres nourrissent les actions. C'est un trait réaliste dans la manière de Bertin. Et chacun de ces personnages a sa propre trajectoire dans ce livre, éclairant le parcours esthétique du futur poète.
"à l'intérieur les lumières brûlent
on entend des cris de fête
des enfants
costumés de passé
font une ronde
on nettoie
le décor avec
de l'essence et un briquet"
C'est sans doute aussi la musique qui a façonné l'envie d'en découdre en y mêlant la neurasthénie puisque qu'on croise les noms de Death On The Noise, d'A-Ha, du Clash et des Pistols, des Bérus, de Biohazard, de Tricky et de la Mano Negra.
Les voyous de Limoges traînent à la Fée rose, un bar gay, se gavent de Stilnox et de Bailey, traînent dans des free parties en entrepôt et se gargarisent d'amitié de huit jours.
Ils font. L'amour, la musique (guitare, accordéon, percussions sur voiture stationnée...). Ils lisent et défont Carver, Byron, Cocteau, Vian, Lautréamont, Trakl, Guyotat, Lovecraft, Ginsberg, Cantat, Burroughs, Céline, Lorca, Debord, Deleuze ou Spinoza. Ils font des séances cinoches devant Eustache, Cocteau, Les Tontons Flingueurs, Jodorowsky, Marcel Carné, Kubrick, Bergman, Gaspar Noé, Scorsese et Pasolini. La joie en 1998 lors de la Victoire en coupe du monde de football explique en partie ce titre étonnant (Stéphane Guivarc'h était l'un des Bleus).
La mise en place du statut de poète est lente et documentée. On suit les errances progressives, la mise en place d'une correspondance par cassette audio, les envies de travestissement, les comparaisons avec la poésie laide et lourde (celle de Marguerite notamment), les élans vers les figures underground reconnues, l'inspiration vient lentement et il faut se garder des poètes fuckeuses. Le récit des premières revues, le lancement d'Autopoiesis, l'Anthologie du Sale, les menaces au public lors des sorties de Section néant sont des moments drôles. Le romantisme trash, la volonté d'être le poète le plus violent de sa génération, les grandes certitudes politiques et les provocations rappellent tant à tant d'entre nous !
La tonalité se fait plus douce avec les différentes histoires d'amour : Nini, l'irremplaçable, la première maison et les petits boulots avec Claudia, les formules à l'emporte-pièce “à la vie, à la morve”, le premier chat en commun, les désillusions, les premiers retours sur le partenaire qu'on sera malgré son instabilité et ses recherches, son excessif besoin de reconnaissance.
La mort rôde, les courses en voiture sont beaucoup trop rapides, les excès de produits, les risques pris dans la rue ; des années dont Bertin dit : “On fait bouillir un poison dont on ignore l'antidote”. Travailler à distribuer le journal Le 87, être pion, s'inscrire à l'IUFM : autant de renoncements.
La plupart des noms des vrais poètes sont transformés, même si le familier de la poésie va les identifier (Courtoux et Pennequin en bonnes places). Ce ne sont pas les noms qui comptent vraiment dans cette autofiction, mais les rôles, les places, les adjuvants et les obstacles. Les échanges d'idées en quelques mots (parfois proches de haïkus).
Les mutations sont ici nommées : en lien avec des grands moments de troubles personnels : la rupture avec l'amoureuse, la bagarre avec Bidou. Comme s'il fallait un coup de pied au cul pour changer de voie et trouver ses propres rails.
Ecrire ce récit des cahots liminaires en adoptant un style non chaotique est un défi bien relevé. Cette écriture ciselée, disposée en nuages, crée un décalage émouvant sans être pitoyable sur ces années du souvenir et mue en expérience de lecture positive la mélancolie et la rage face à ces attitudes puériles.
Restent le talent et la sagesse qui surnagent une fois le livre fini (et qui m'ont conduit à une deuxième relecture immédiate). Sagesse ? Le Bertin de 2000 ne l'aurait jamais vue venir, celle-là !