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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
04/04/2025

Kas Product

"Il y a une vie après la mort" (Mona Soyoc) | 'Reloaded', le disque par lequel tout recommence

Genre : synth rock / synth music / new wave
Photographie : Emmanuelle Margarita
Album : 'Reloaded' (Verycords, 11/04/2025)
Posté par : Emmanuël Hennequin

KaS Product est une raison d’être, une identité. Mona Soyoc, après la disparition du machiniste et cofondateur Spatsz, n’a jamais renoncé à l’héritage. Le projet KaS Product Reload (KPR), monté au départ dans une optique d’hommage au disparu avec le soutien de Pierre Corneau (Marc Seberg) et Thomas Bouetel, a muté vers une entité créative dont c’est aujourd’hui le premier chapitre studio, quarante-cinq ans après cette petite chose nommée Play Loud

Le groupe s’appelle toujours KaS Product. C’est un nouveau groupe, un vrai. Et le 11 avril 2025, KaS Product sort l’album Reloaded : recharger, porter l’héritage et rouvrir l’espace, le futur… Mona et Pierre reviennent pour Obsküre sur les ressorts de la chimie, sur ce qui justifie que l’on fasse ce que l’on fait, sur ce qui le différencie d’hier, sur tout ce qui fait que KaS Product se survit à lui-même. Dans le renouvellement et l’envie d’en découdre.

Obsküre : Pierre, nous te connaissons pour ce jeu de basse angulaire et qui a marqué moult enregistrements. Mona explique que lors des premiers essais ensemble, au moment où vous réarrangez les anciens titres, tu n’as pas essayé de reproduire stricto sensu les manières, les basses, celles issues des machines de Spatsz avec ton "instrument en bois"… électrifié ! Nous te volons l’expression. Quand bien même le "moment KPR" impliquait une dimension d’hommage, le feeling semble s’être imposé dès le départ comme un élément de votre mode opératoire, à tous les trois. Mais cette zone de liberté laissée au jeu, faut-il en parler avant de pouvoir l’explorer ou est-ce que ça se passe à l’instinct ? Y a-t-il eu besoin (ou non) de passer entre vous trois par une verbalisation qui vous fasse déterminer le périmètre des attendus et libertés laissées aux uns et aux autres pour la refonte des anciens morceaux ?
Pierre Corneau : Pour être franc, lors de la première répétition avec Mona et Thomas, Mona m’a demandé de jouer les séquencers de Spastz. Je m’y suis au début appliqué, puis rapidement j’ai voulu faire mon truc à moi. Comme les programmations des titres originaux avaient été refaites, recréées, il y avait déjà là des différences avec le son originel de KaS Product. Je poussais le vice jusqu’à ne pas réécouter volontairement les enregistrements des disques. Non pas par manque d'intérêt, car j’ai un grand respect pour le travail effectué par Spatz à l'époque ; mais plutôt pour ne pas être influencé… et partir ainsi de, presque, une page blanche. Souvent, je trouvais d'ailleurs des parties plutôt proches des parties "anciennes". Puis, je me suis permis quelques "fantaisies" plus personnelles : des parties mélodiques, des renversements que je proposais et qui n’existaient pas sur les originaux. Ces nouvelles parties étaient le plus souvent appréciées de Mona et Thomas, qui m’encourageaient à poursuivre dans cette voie. Et même à changer mon son pour aller, par exemple, vers plus de distorsion et d’autres effets.
Il y avait donc pour moi, déjà dans la relecture des anciens titres, pas mal de place laissée à l'instinct, et de la liberté. Assez rapidement, étant bien conscients que nous étions en train de créer un nouveau son et un nouveau KaS, nous avons voulu faire de l’inédit. Et pris la décision de commencer à composer à 3. Le fait que Thomas – qui est le plus jeune du groupe – ne soit pas du tout familier de KaS Product au départ, ni d'ailleurs de la musique typée 80’s, a été un atout considérable.

Dans cette étape où vous "refondez l’ancien" avec KaS Product Reload, l’inspiration pour de nouveaux titres germe-telle déjà, ou considérez-vous que ces deux phases forment des histoires, des blocs de temps distincts ?
Mona Soyoc : À cette étape, l’objectif était de rendre hommage à Spatsz et de revisiter les titres emblématiques de KaS Product… et j’ai pris un immense plaisir à les réinterpréter ! Chaque morceau s’est transformé en une nouvelle expérience. Je pouvais les incarner autrement, d’une manière insufflée par cette nouvelle dynamique avec Thomas et Pierre. Cette première étape m’a fait un grand bien après la disparition de Spatsz. Il y a une vie après la mort. Et puis naturellement, la deuxième phase, ce désir de faire durer l’aventure, travailler ensemble, a germé très vite !

La décision de produire de nouveaux enregistrements, qui semble s’imposer d’elle-même, intervient concrètement combien de temps après la formation de KPR ?
Notre premier concert a eu lieu le 9 décembre 2022, en remplacement des Ramoneurs De Menhirs lors du festival PUNK Underground Disease à Petit Bain à Paris. Un moment extra, je me suis éclatée ! Pour notre premier concert ensemble, il y avait une énergie folle... et je crois que Pierre et Thomas étaient eux-mêmes surpris ! En réalité, c’est après ces premiers concerts, en voyant les anciens fans enjoués et un nouveau public, plus jeune et immédiatement séduit, que tout s’est révélé. Comme une évidence. Notre synergie et ma joie de jouer dans ce trio étaient flagrantes. Très vite, j’ai dit : "Il faut qu’on compose le nouvel album de KaS Product ensemble !" L’enthousiasme était partagé, et l’envie de créer ensemble irrésistible. Pour ma part, j’étais électrisée à l’idée de faire naître quelque chose de nouveau, de réinventer l’histoire du groupe avec cette nouvelle dynamique à trois. Ce nouvel élan a marqué pour moi une véritable renaissance. J’ai pu faire mon deuil plus facilement et surtout rêver à nouveau, avancer ! Je ne voulais pas simplement reprendre l’héritage de KaS Product, je voulais d’abord lui donner une nouvelle voix, une nouvelle identité, ancrée dans le présent. Composer à trois a été une aventure intense, faite d’expérimentations, d’audace et d’un désir commun de repousser nos propres frontières. Et nous voici au début d’un nouveau chapitre !

Thomas, qui était plus étranger à l’univers de KaS Product que Pierre, a-t-il connu un temps "d’adaptation", ou les niveaux de compétence individuels, hybridés à la qualité des relations humaines, ont-il suffi à créer rapidement une "évidence" en interne ? Comment l’avez-vous vécu ?
Thomas était totalement étranger à l’univers de Kas Product, tu veux dire (rire) ! C’est pendant la période du confinement en 2020, que nous avons commencé à recréer tous les sons de KP et à retravailler certaines structures de morceaux. À ce moment-là, j’avais un vieil ordinateur de Spatsz, échappé du cambriolage qui a suivi sa mort… Pendant plusieurs semaines – qui sont rapidement devenues plusieurs mois – Thomas a pu plonger dans l’univers de KaS Product, et en particulier dans celui de Spatsz. Une véritable immersion. Il faut savoir que Thomas a commencé très tôt à bidouiller des ordinateurs et d'ailleurs, il a été aussi programmeur. Il est très intuitif avec les ordis. On peut dire, je pense, qu’il avait une longueur d'avance sur pas mal de points.

La découverte de l’univers KaS Product par Thomas, cette "virginité", peut de l’extérieur être vue comme une chance pour ce line-up. J’ai le sentiment, à vous écouter, que dans votre ressenti commun elle est vue comme l’un des carburants du renouvellement de Kas Product…
Tout à fait ! L’arrivée de Thomas, avec son regard neuf et sans a priori sur l’univers de KP, a été une véritable source d’énergie pour ce nouveau line-up. Son approche instinctive et libre a permis de revisiter notre son avec une dynamique nouvelle, tout en restant fidèle à l’essence du projet. Il n’était pas limité par des attentes ou des références passées. C’est un équilibre subtil entre héritage et renouveau qui fait toute la richesse de cette nouvelle étape pour KaS Product. C’est aussi le cas de Pierre, qui n’a pas cherché à reproduire les lignes de basse classiques, mais a apporté sa propre touche. Cette fusion de créativité brute et de liberté vis-à-vis des contraintes du passé a été l’un des moteurs du renouveau, et c’est ce qui a fait de ce trio une vraie révélation, pour moi en tous cas. C’est un bon début !

Mona, en quoi le matériel, la manière d’approcher le son et la personnalité de Thomas se distinguent-ils de ceux de Spatsz ?
Thomas, comme je le disais, a été très jeune plongé dans le monde des ordinateurs : les premiers Atari, etc. Il est décomplexé et intuitif dans son approche. Spatsz avait une vision plus structurée et une manière plus précise de faire les choses. Thomas a, il me semble, une approche plus organique. Le matériel de Spatsz ressemble à celui de Thomas. Tous deux avaient téléchargé plein de sons. Thomas sample beaucoup et triture les sons. Et moi, j’adore cette phase où l’on plonge dans le tohu-bohu de la recherche sonore ! Thomas parle souvent de "l’idée martyre" : la première idée sur laquelle on démarre et que l’on finit par jeter car, au final, une toute autre direction sera prise. La composition à trois était intéressante, au fur et à mesure chacun apportait son propre grain de sel. C’est un peu comme une recette de cuisine où chacun y met du sien… ce qui nous a permis de réinventer le son de KaS Product.

Vous faisiez part, dans les premières déclarations sur l’album, d’une joie à travailler ensemble et de la formulation assez rapide d’une chimie commune, cette "synergie" qu’évoquait récemment Pierre dans l’émission Frontière Rock sur Attitude FM. Mais lorsque nous ambitionnons de créer à plusieurs et que nous démarrons quelque chose ensemble, il y a forcément des difficultés à surmonter. Si vous deviez définir celles que vous avez pu rencontrer, quelles seraient-elles ?
La difficulté était de choisir ce que nous allions manger à midi… Non, je rigole ! Personnellement, je ne parlerais pas de "difficultés". Il s’agissait de développer l’art, de lâcher prise et de faire confiance à nos talents respectifs, orienter quand cela nous semblait juste de le faire, mais je voulais aussi que chacun trouve sa place et suive son inspiration. C'était très important pour moi.

Lorsque vous enclenchez le nouveau projet à trois, le nom de baptême est KaS Product Reload, et il y a une charge symbolique dans ce titre : un "passage naturel" dans ton expression Mona. Le nouvel album, qui arrive le 11 avril 2025, paraît sous le nom de KaS Product et il y a là une charge symbolique autre. Qu’est-ce qui vous a fait basculer vers la "réadoption" du patronyme originel ? Est-ce une décision prise stricto sensu de l’intérieur par toi Mona, ou par vous trois collectivement ? Ou alors, les échanges avec votre sérail professionnel ont-ils joué un rôle dans cette décision de reprendre le nom "historique" ?
Le nom KaS Product Reload était vraiment destiné à rendre hommage et marquer la sortie de la compilation "Tribute" en novembre 2022. C’était un clin d’œil au passé tout en amorçant cette nouvelle aventure. Ensuite, on a eu quelques hésitations : KPR, KaS Product Reload, KaS Product… Mais je pense qu'en vérité ce choix permet au public de ne pas se perdre et de garder une certaine cohérence. Et au final, je me sens légitime à porter le nom de KaS Product. C'est un choix qui m’est propre, mais soutenu par l’énergie collective du groupe. J’aime aussi beaucoup KPR comme variante pour KaS Product Reload mais bon voilà… peut-être que ce sera KPR au prochain album ?...
Pierre : Pour ce qui concerne le nom du groupe, nous voulions qu'il y ait une différence avec le nom originel. D’où l’ajout de Reload dans un premier temps. Mais comme ce KaS Product Reload est un peu long, il se transforme bien souvent en KPR, voire KaS. Je me suis parfois posé la question sur la légitimité d'utiliser le nom KaS Product alors que Spatsz n’est plus là. Je pense aussi, comme Mona, que le fait de changer de nom aurait pu brouiller les pistes. Les gens, de toute façon, auraient fini par dire, reconnaissant Mona : "Ah oui, c’est la chanteuse de KaS Product..." Et puis nous jouons sur scène le répertoire de KaS… et Mona en reste l’incontournable leader et icône.

L’idée de retravailler et d’aboutir des titres entamés par Spatsz avant sa disparition a émergé à une époque, mais nous n’en retrouvons nulle trace sur l’album. Reloaded, c’est la carte d’identité de votre trio, ces morceaux sont les vôtres. Avez-vous aujourd’hui renoncé à donner matérialité studio aux travaux non terminés par Spatsz ? Etait-ce trop lourd de revenir sur ces choses ou n’était-ce simplement pas le moment ? Quel est votre sentiment là-dessus ?
Mona : En effet, ce n’était pas le moment pour moi de me pencher encore sur le passé. Bien sûr, un jour je voudrais partager les archives : les morceaux et les maquettes qui étaient en cours à l’époque, la plupart me plaisent toujours autant. Mais j’avais besoin de prendre du recul et de faire mon deuil. Ce renouveau avec le trio m’a permis de tourner la page et de me libérer. Nous avons décidé de ne rien reprendre de l’ancien KaS Product pour vraiment renforcer ce lien et cette confiance que nous avons créés ensemble. C’était important de construire quelque chose de neuf, de ne pas recycler le passé. Cela dit, sur scène, nous jouons beaucoup d’anciens morceaux… et même certains que nous ne jouions pas sur scène avec Spatsz, comme "Countdown" ou "Man of Time" ; mais aussi un morceau appelé "Kontact", datant de 2012 !

Mona, Pierre a évoqué ce "feeling", ton instinct et ta réactivité face au matériau musical créé par vous trois, contexte favorable à une matérialisation rapide du nouveau son. Pierre parlait-il alors uniquement de ton instinct quant à la formulation du chant dans sa percussion, son phrasé, sa mélodicité ou cette réactivité de ta part incluait-elle l’écriture des textes ? Les mots sortaient-ils directement en réaction à la musique ?
Merci à Pierre pour ces mots ! C’est vrai, je suis assez réactive, enfin disons que je ne veux pas trop "penser" la musique, j'essaie de la vivre comme une expérience. J’aime être habitée par elle, par l’émotion qu'elle suscite. J’adore rebondir sur les propositions que nous faisons ensemble. J’écris beaucoup, j’ai plein de carnets de notes et il y a des thèmes qui m’inspirent particulièrement. Mais ce que j'aime par-dessus tout, c’est être transportée, être dans une "transe spontanée"… En vérité, je tente de me surprendre ! Et puis bien sûr, je retravaille après, mais les premiers jets sont souvent essentiels pour moi, il n’y a pas encore ce filtre du mental qui veut tout contrôler. Je cherche à ressentir l’histoire que la musique raconte, à être emportée par mes sens, j'y mets mes tripes sans jamais oublier mon cœur ! Les mots coulent parfois tout seuls, d’autres fois je chante un début de texte et ça colle ! C'est magique !

Y a-t-il, dans cette interaction entre musique et texte, une différence entre votre processus de travail en trio et celui que, toi seule Mona, tu as connu avec Spatsz ?
Avec Spatsz, j’aimais déjà travailler de cette manière, mais parfois, je passais plus de temps à chercher un angle pour un titre, simplement parce que nous n’étions que deux et qu’il y avait moins d’interactions. Avec Thomas et Pierre, ce qui est différent c'est la diversité de propositions et d’échanges ce qui peut parfois enrichir l'expérience d'un morceau.

Il y a une organicité et une versatilité dans Reloaded, une profusion de la forme : aucun morceau ne ressemble au voisin alors que vous avez déployé un vrai son de groupe. Pour moi, c’est un bloc d’intentions. Qu’est-ce qui, de l’intérieur, vous, vous semble unifier votre vision ?
Pour moi cet album est un peu comme le premier album de KaS Product, Try Out : c’est plein d'émotions, de propositions, de couleurs et climats différents ! Et c’est aussi notre premier album ! Nous ne nous connaissions pas vraiment musicalement… Personnellement j’ai voulu surfer sur la vibe et la bonne entente, et ça a matché. Pour moi c'est une chance de pouvoir rebondir ainsi avec ce trio !

Dernière symbolique et pas des moindres, celle de la pochette de Reloaded : un visuel du fameux végétal, visuel qui porte donc en lui cette autre charge symbolique entre nouveau départ et boucle bouclée. À quel moment s’est révélé ce désir de créer le lien avec la pochette de Try Out ? Mona, à quoi aspirais-tu à travers ce visuel et comment a-t-il été fabriqué ?
La boucle est bouclée ! J’aime bien cette image ! Pour moi, la fleur de l’anthurium, vue par beaucoup comme un symbole sexuel, et androgyne à la fois, qui reflète les deux sexes, est devenue l’emblème du groupe. Et pour la petite histoire, c’est Warren Ellis, je crois, qui m’a dit que Nick Cave avait voulu cette fleur pour son album Abattoir Blues (NDMS : sa pochette a des fleurs de pommiers) et que, bref, il y avait renoncé à cause de Try Out ! Tout le monde se souvient de cette fleur et de cette pochette, je l’aime tant ! J’ai donc décidé de reprendre cet emblème que j’ai composé et corrigé avec un app AI. Le triangle est un cadre dans le style des artistes Penrose ou Eischer et représente notre trio… mais chut ! Bien sûr, c’est moi l’œil invisible en haut de la pyramide ! (rire)