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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
14/10/2019

Kayo Dot

"L’esthétique de Kayo Dot a toujours été hallucinatoire"

Genre : avantgarde / progressive
Posté par : Bertränd Garnier

Le temps s’accélère pour Kayo Dot. Longtemps identifié comme électron libre de la galaxie John Zorn, regardé en chien de faïence par les milieux metal, auxquels il empruntait des bases tout en tournant effrontément le dos à toute « scène » extrême, le groupe a enclenché voilà cinq ans une trajectoire artistique plus posée, et haussé le curseur d’ "écoutabilité" de sa musique. S’il n’est pas question de viser les charts, cette métamorphose canalisée vers un rock expérimental, inventif et feutré plaît autant qu’elle interroge. Obsküre est allé sonder le toujours sympathique Toby Driver à l’heure où le lumineux Blasphemy s’impose comme l’un des temps forts de la rentrée.  
 
Obsküre : Salut Toby ! J'espère que c’est la grande forme ! Peux-tu s’il-te-plait me décrire l’endroit où tu te trouves en ce moment, ta tenue vestimentaire, la musique que tu écoutes à cette seconde, et sur quel appareil tu tapes ces réponses... J'aime visualiser mon interlocuteur, tu comprends…
Toby Driver :
Bonjour Bertrand, merci d’être venu nous parler. Je réponds à ces questions sur mon ordinateur portable à l'arrière de notre van de tournée. Nous roulons actuellement dans les montagnes de Virginie occidentale et je porte… ce que je porte toujours.
 
Lors de notre dernière conversation, tu t’es décrit comme "assez passif en termes de musique, juste une sorte de canal à la disposition d’une autre force qui trace les compositions". Devines-tu en quelle année cette interview a eu lieu ? Cette phrase s'applique-t-elle toujours ou le lien entre inspiration et réceptacle est-il un peu moins flou désormais ?
Ça ressemble à quelque chose que j'aurais pu dire entre 2000 et 2006 (NDLA : bien vu ! Cela remonte à janvier 2002 pour être précis). Je ne me reconnais plus trop dans cette affirmation parce que je me suis rendu compte que je ne m'accordais pas assez de crédit pour le travail extrêmement dur que j’accomplis. Pourtant, la sensation d’un tel phénomène revient assez fréquemment. Par exemple, Il m’arrive encore de rêver des chansons, ou bien parfois, en repensant à tel ou tel morceau, je n'arrive pas à comprendre comment j’ai bien pu le composer. Ces choses ont pris une tournure un peu plus sombre dernièrement, à savoir la possible nature antagoniste de cette "autre force". Je m’explique : lorsque je réfléchis un peu à mon existence, je me rends compte qu’il y a tellement de problèmes causés par la musique, ou plutôt par mon obsession envers elle… J'essaie de m’en m'éloigner et ça ne cesse de revenir. C’est presque comme si cette "autre force" se déchargeait de ses idées sur moi comme une sorte de punition ou de blague… C’est drôle car je m’intéresse de plus en plus au concept d’Univers-simulation.

Critiques et fans sont souvent frappés d’une sorte de schizophrénie. Les groupes sont exhortés à évoluer d’un disque à l’autre, et souvent punis lorsqu’ils le font. Kayo Dot semble largement insensible à ces préoccupations. L'élasticité de votre zone de confort et l'appétence de vos fans pour le changement te paraissent-ils assez inhabituels dans le paysage de la musique moderne ? Penses-tu que vous méritez un peu de crédit pour avoir aidé certains esprits à s’ouvrir en bousculant les attentes dès le début de votre carrière ?
Je ne suis pas du tout insensible. Les commentaires merdiques des critiques me dérangent beaucoup, au point où j’en suis venu à les considérer comme d’authentiques sociopathes. Mais comme je te l’ai dit plus haut, il n’y a rien que je puisse faire pour changer qui je suis, donc il ne me reste qu’à endurer l’inévitable. Kayo Dot a tellement de types de fans différents qu'il est impossible de prédire ce qu'ils veulent vraiment. Nous sommes dans ce milieu depuis assez longtemps pour savoir qu'il y a des fans qui sont là depuis des années et des années, et qui nous "trahiront" en un clin d’œil si quelque chose ne leur plait pas. J'ai donc développé une attitude de méfiance générale qui me laisse relativement libre de prendre mes propres décisions artistiques. En d'autres termes, j'ai déjà perdu, ils vont le détester de toute façon, autant faire quelque chose qui m'intéresse. Cela dit, je me dois d’ajouter que j’ai à l’esprit une dizaine de fans proches qui sont devenus des amis, et qui je pense ne me lâcheront pas.
 
Blasphemy fait suite à deux albums que tu as sortis sous ton propre nom, ainsi qu'aux débuts numériques de ton nouveau projet électro Piggy Black Cross. En 2005, ta première aventure "solo", In the L..L..Library Loft, a été présentée – je cite ta page Bandcamp – comme "un album de Kayo Dot sorti sous le nom de Toby Driver parce que les chansons ne pouvaient pas être jouées en live". Je suppose que les lignes ont quelque peu bougé depuis, alors comment gères-tu à présent tes priorités ? S'agit-il de processus artistiques complètement cloisonnés, ou certaines chansons imaginées pour Kayo Dot finissent-elles par se retrouver sur tes albums solo – et vice versa ?
Je pense que cette déclaration à propos de In the L..L..Library Loft tient toujours. Cela aurait pu être un album de Kayo Dot. Je regrette peut-être même que ce n’ait pas été le cas. John Zorn estimait que si je le sortais sous mon propre nom, cela m’apporterait un peu plus de reconnaissance, surtout avec la caution amenée par son label. Peut-être avait-il raison, mais au final je n’ai jamais vraiment retiré quoi que ce soit de cet album – pas de festival, pas de place sur une tournée sympa, pas de papier dans The Wire, pas de concert, pas de subvention… peanuts ! Tout ce que je vois, c’est que personne ne se souvient que cet album existe. Personne ne l’achète et pas grand monde ne le consulte en ligne. J'ai crié à peu près partout sur Internet : "Hey, c'est un album de Kayo Dot !" Mais les fans de Kayo Dot font la sourde oreille. Sur mes plus récents albums solo, Madonnawhore et They Are The Shield, je cherche à construire une esthétique spécifique et je crois que le projet restera plus ou moins dans cette veine. C’est une expérience très insolite pour moi que de garder un truc sur les mêmes rails, à dire vrai.

Pour autant que je sache, Blasphemy s’inspire largement d’un roman écrit par Jason Byron, ton ami de longue date et ancien membre de Maudlin Of The Well. Peux-tu nous éclairer sur ce concept ? L'album porte en lui un fort sentiment d'évasion et d'"aventure". S'agit-il d'une quête allégorique adossée à des thèmes plus terre-à-terre ?
C'est le contraire de l’évasion, en fait. C'est l'ici et maintenant, c'est la nécessité de se confronter au présent. D’un point de vue superficiel, l’histoire traite d’une planète entièrement constituée d'une mer de brume arc-en-ciel et toxique, avec une poignée de petits continents qui s'élèvent au sommet de flèches de pierre. Le monde est gouverné par une mystérieuse religion d'élite. La mer de brume est un dieu, et quelques personnes odieuses la parcourent en quête du pouvoir. Alors qu'Hubardo (NDLA : album sorti en 2013) s’attachait à la poursuite d’une obsession par-delà la mort, Blasphemy est presque l’exact opposé. C’est presque un avertissement contre cette obsession si elle est gouvernée par de mauvaises intentions (pense par exemple à la fin des Aventuriers de l’Arche Perdue…). Sous la surface, il y a une seconde signification liée à l'avidité et à la soif de pouvoir qui prédominent dans le monde, et comment dans ce contexte parvenir à l'absolution. Enfin, le troisième niveau de réflexion se rapporte à ma relation personnelle à cette idée d'obsession destructive et aventurière.
 
En un sens, chaque album de Kayo Dot jusqu'à Blasphemy pouvait se concevoir comme une rupture avec le(s) style(s) établi(s) par son prédécesseur, ou du moins une volonté affirmée d'explorer de nouvelles voies. Mais pour moi, Blasphemy sonne au fond comme une synthèse élaborée de ce qui est venu avant. Que peux-tu nous dire là-dessus ?
Oui, mais tous nos albums le sont. Hubardo n'est-il pas une synthèse de Coyote et Gamma Knife ? (Indice : oui, il l’est). Ces lignes traversantes ont toujours été là, et je pense que les gens qui envisagent Kayo Dot simplement comme ce "groupe qui change tout le temps de style" ne nous écoutent pas attentivement.

Ton chant est de plus en plus polyvalent. As-tu consenti beaucoup d'efforts pour te perfectionner ou es-tu tout simplement devenu plus confiant dans ton registre au fil des années ?
Oui, merci. J'y travaille depuis longtemps. C'est un processus d'apprentissage constant. Toute musique l’est, ou devrait l'être.
 
L'atmosphère en musique est quelque chose de subjectif, voire d’accidentel. On ne sait jamais trop quand et comment se manifestera la prochaine attaque de chair de poule. En tant que compositeur expérimenté, as-tu des techniques ou des routines spécifiques grâce auxquelles ces accidents ont plus de chances de se produire : le riff de tueur qui va donner naissance à une séquence entière, la collision de voix qui produit un accord magique... Quel est le principal défi à relever pour toi lorsqu’il s’agit de donner vie à des morceaux complexes, et peut-être parfois frustrants ?
Je n'ai pas de "trucs" comme ça à conseiller à d’autres. Je me contente de faire ce qui a du sens pour moi, et ce qui me fait ressentir si telle ou telle partie est assez puissante. Si quelqu’un ressent à l’écoute les mêmes choses que moi pendant l’écriture d’une chanson, alors je me considère comblé. Si l’on m’engageait pour écrire une musique de film, ce serait peut-être un contexte plus approprié pour mettre en application des "techniques", car c’est un format de musique tellement fonctionnel… Plus généralement, un morceau prend "vie" quand les voix viennent s’ajouter, je pense. C’est peu la cerise sur le gâteau. J'ai même écrit par le passé des pièces de musique que je voulais garder instrumentales, mais pour lesquelles le déclic ne se produisait pas avant que j’y plaque à contrecœur une partie vocale (rire). Le chant est un ancrage qui aide les idées biscornues à libérer du sens, parce que l'auditeur se voit offrir quelque chose de familier pour le guider. Il est parfois vraiment difficile de trouver une partie vocale qui convient !

Bien que cela ait toujours été plus ou moins le cas avec votre musique, je trouve que depuis Coffins on Io, il est facile de perdre de vue les instruments qui sont en service à un instant T, en raison de la nature onirique et "liquide" de ce qui sort des enceintes. Est-ce le genre de perception que vous souhaitez provoquer ? Donner à l'auditeur un package global qui fusionne les aspects pratiques et les aspects narratifs de la musique ?
Bien sûr ! L'esthétique première de Kayo Dot a toujours été hallucinatoire, et la volonté d’évoquer les côtés sombres du rêve. Préserver une forme de mystère sonore est très important. Le but n'est pas d'essayer de bien dissocier toutes les parties dans l’esprit de l’auditeur, mais plutôt que tout soit perçu et entendu comme un seul grand son, un son nouveau.

De même, lors de notre précédente interview, tu avais nié catégoriquement la présence de jazz dans votre musique, alors que les chroniques en faisaient généralement mention. As-tu abandonné l’idée d’en dissuader les gens ? Se pourrait-il que le terme "jazz" doive être compris hors contexte, comme un mot générique qui englobe la complexité et l'éventail des instruments, de sorte qu'en fin de compte, ce malentendu a pu susciter un intérêt supplémentaire envers Kayo Dot dans les milieux jazz ?
Je n’ai pas changé d’avis, il n'y a absolument aucune trace de jazz dans Kayo Dot. Je ne joue pas de jazz, je n'ai pas étudié le jazz, je n'écoute pas de jazz, et à de rares exceptions je ne m'y intéresse même pas. J'ai du reste le sentiment que nos anciens promoteurs, labels, soutiens dans la presse nous ont par inadvertance tiré une balle dans le dos en nous collant cet épithète sur le front, parce qu'il nous associe à une esthétique qui est complètement FAUSSE.

Es-tu accro à la tech, pour ce qui concerne la musique et en général dans la vie ? Serais-tu tenté, par exemple, par la perspective de composer avec une intelligence artificielle ?
Je n'ai pas le privilège d'être un "tech nerd", je suis trop pauvre. Je n'ai même jamais réussi à m’acheter la guitare, l'ampli ou les pédales que je voulais. De belles enceintes à la maison ? Oublie ! Un ordinateur portable fonctionnel ? Tout juste ! D’ailleurs celui que j'utilise m’a été prêté…

Si je ne me trompe, le contrat avec Prophecy Productions marque votre première collaboration avec un label européen. Comment s’est passée votre mise en relation ? Est-ce que ce changement induit – noir sur blanc ou de façon hypothétique – davantage de concerts de ce côté de l’Atlantique ?
Je pense qu’il est trop tôt pour répondre à la question d’une présence plus importante en Europe. Notre collaboration a été suggérée par Jonathan de The Flenser – il savait que nous avions vraiment à cœur de grandir au-delà de ce que son label pouvait nous garantir, et il était déjà en contact avec Prophecy pour d’autres projets.
 
En parlant de concerts... Il ne fait aucun doute que Choirs Of The Eye occupe une place de choix sur le CV du groupe et dans le cœur de vos fans. En 2015, l’album a été joué dans son intégralité lors d'un événement spécial au fameux club The Stone, à New York. Seriez-vous tentés de mettre sur pied une tournée dédiée, ou de le jouer dans certains festivals, comme d'autres groupes le font avec leurs albums phares ? Ou préférez-vous ne pas accorder une place trop importante à un album en particulier, tant que le groupe continue à produire activement de la musique ?
Ma foi, j’adorerais faire ça. J’attends que quelqu’un m’en fasse l’offre…

Juste un dernier mot sur Piggy Black Cross.... Comment est né ce projet ? Son côté "club" répond-il au besoin de connaître une approche physique différente de l'interprétation ? Always Just Just Out of R.E.A.C.H. fait penser à une extension ténébreuse et underground de Coffins on Io. Est-ce une façon pour toi de continuer à explorer l’univers "futur noir" sans te répéter ?
Oui, je commençais à m'intéresser à une musique plus "corporelle", mais comme je suis un nerd incorrigible, j'avais aussi besoin que ça reste une musique "cérébrale". Je ne saurais pas vraiment qualifier s’il s’agissait d’un besoin, si ce n’est que je voulais apprendre à faire de la musique électronique, et que je pouvais travailler dessus sur mon laptop pendant que nous étions en tournée. Avant toute chose, je vais devoir redéfinir un concept de "futur noir", parce que depuis l’époque de
Coffins On Io, il y a eu beaucoup trop de groupes, de films et de séries qui se sont greffés à toute cette vague retro-wave, et je ne veux pas faire partie de ce truc. Je vais probablement reporter mon attention ailleurs pour le moment.
 
Peux-tu citer quelques artistes/albums qui t’ont marqué en 2019 ? Au plaisir de te voir bientôt en France !
Otayonii, Mario Diaz de Leon, Murcof, Zen Mother, Mamaleek, Elizabeth Colour Wheel, Helium Horse Fly, Jessika Kenney, Carl Gene, Sirun. Merci !!!

Diskögraphie [albums]
  • Choirs Of The Eye (2003)
  • Dowsing Anemone with Copper Tongue (2006)
  • Blue Lambency Downward (2008)
  • Coyote (2010)
  • Gamma Knife (2012)
  • Hubardo (2013)
  • Coffins On Io (2014)
  • Plastic House On Base Of Sky (2016)
  • Blasphemy (2019)