On peut voir en Coffins on Io (2014) le moment où Kayo Dot a changé. Sans qu’il ait valeur de bascule explicite, c’est l’album pivot, à partir duquel le groupe a cessé d’être ce laboratoire tutoyant aussi souvent le génial que l’hermétique, pour devenir une synthèse en mouvement d’influences enfin déconstruites et dirigées vers un tout.
Deux ans après un Blasphemy qui signait avec bonheur l’arrivée du groupe chez Prophecy Productions, ce nouvel enregistrement se présente comme le maillon venant boucler l’arc entrepris voilà vingt ans avec Bath et Leaving Your Body Map, maître diptyque de Maudlin Of The Well, le groupe de death metal avant-gardiste qui révéla Toby Driver et ses penchants iconoclastes. Comme si l’intention ne suffisait pas, le line-up se métamorphose à l’avenant avec le retour, aux côtés du démiurge, de deux historiques de Maudlin Of The Well : Greg Massi et Jason Byron – ce dernier, également écrivain, est à l’origine de plusieurs concepts mis en musique par Kayo Dot. Le propos, pour autant, n’est pas de dépoussiérer une œuvre au chaud dans son époque. Sur Moss Grew On The Swords And Plowshares Alike, Kayo Dot va certes chercher ses sonorités les plus metal depuis... au moins... mais ce choix n’est pas celui d’un album-nostalgie. Bien au contraire, on n’aura aucun mal à l’envisager en conjonction avec Blasphemy, dont il retrouve l’esthétique générale pour mieux la développer et, ainsi, continuer à lever le voile sur les paysages étranges, à cheval entre Lovecraft et Méliès, où l’inspiration du sieur Driver semble avoir signé un bail de longue durée.
La dimension profondément onirique ("gothique" selon son créateur) de l’album n’est en aucun cas un passeport pour un voyage de tout repos. L’auditeur est convié à affronter certains escarpements dès le premier titre, "The Knight Errant", qui l’oblige à slalomer dans un barrage de percussions funestes et de vocaux sauvages avant de raccrocher la piste d’une ascension mélodique et, en bout de course, d’une récompense en forme de final doom/rock enivrant, au rythme enfin stabilisé. Ce morceau pourrait résumer à lui seul la marque de fabrique de cet album, qui prend un malin plaisir à enfoncer ses fulgurances dans un agrégat de violence plus ou moins excessive. Comme souvent, Kayo Dot permet de souffler avec un morceau-fleuve dont les aspérités se retirent pour laisser la beauté s’épancher sans restriction. Sur Hubardo (2013), ce fut le magnifique "And He built him a Boat", ici c’est "Void in Virgo (The Nature of Sacrifice)" et son refrain imparable aux guitares limpides, qui sera réécouté dans cinq, dix, vingt ans avec une émotion intacte.
Progressif et psychédélique au sens le plus pur, d’une intensité impitoyable, Moss Grew On The Swords And Plowshares Alike est la victoire à plates coutures d’une vision qui aura maintes fois dérouté au fil des albums, mais qui au bout du compte ne cherchait qu’à s’abstraire des carcans du réel.