Digital Media / Dark Music Kultüre & more

Chroniques

Musiques, films, livres, BD, culture… Obsküre vous emmène dans leurs entrailles

Image de présentation
Album
19/01/2024

Kill The Thrill

Autophagie

Label : Season Of Mist
Genre : post-noise
Date de sortie : 2024/01/26
Photographie : Kill The Thrill (2024) © Pierre Gondard
Note : 80%
Posté par : Sylvaïn Nicolino

Parfois, je me dis que mes contemporains sont facilement vaincus par le misérabilisme. Pour lutter, il faut saisir pleinement la chance que nous avons d'avoir des formations comme Kill The Thrill et ne pas avoir honte du chauvinisme. Assumons la fierté de partager la même époque que le duo Nicolas Dick / Marylin Tognolli.

Ils reviennent, imprévisibles (mais qui fouinait à la poursuite de nouvelles de leur part ?), dix-huit ans après Tellurique. Entretemps, la noise s'est éclipsée avant de revenir, des groupes légendaires ont fondu (Neurosis), d'autres ont cessé leur activité (Dirge), certains ont évolué (Swans), d'autres encore, nombreux, ont disparu.

Avec le premier titre, on a un catalogue de ce qui crée l'émotion. La frappe parcimonieuse de la batterie (jouée par François Rossi, en studio et sur scène) est lourde, profonde, élégante, calibrée et spatialisée. Les paroles sont évocatrices, noires mais combattives et émouvantes. La voix vieillie pioche dans la rocaille pour dégager une âme cabossée (un peu à la manière de Franz Treichler des Young Gods), tandis que les harmoniques soutenues par des claviers pompiers et glacés (The Cure ? Le post-black-metal ?) élèvent progressivement le propos vers des sommets de défiance et d'arrogance. C'est un combat de l'homme face à un créateur, face à ses pairs, un testament, une épitaphe belle et morbide, une reconnaissance de nos faiblesses. Ce savoir est une force qui permet d'aller bien, malgré tout. Un chant du cygne certainement assumé dans ses intentions initiales.

Et puis, la force du groupe balaie l'acte mortuaire. Kill The Thrill, c'est encore une machine à frémir, à vibrer hors des attentes trop faisandées : "À la Dérive" évite le trip des couplets-refrains, use du riff répétitif, roboratif, pour le démettre le temps de quelques breaks faussement silencieux qui obligent à écouter, à s'imprégner des couches post-rock, industrielles. C'est sauvage, virulent. Et dense, boudiou ! Le nombre de lamelles de sons qu'il y a par moments est hypnotique, troublant tant l'oreille est assaillie par des impressions multiples (le final de ce titre, par exemple) car on perçoit les moindres détails. Dessus trône Nicolas, voix haute, parole certaine, prêchant comme sait parfois le faire le Père Lavilliers (référence personnelle), c'est-à-dire en maître qui n'a rien à prouver, qui sait de quoi il parle et d'où il parle. Cette grandeur irradie et brûle, elle permet les audaces. La voix se délie par moments, passant à une sorte de chant, possédé, donnant l'idée que la mélodie vient malgré soi, et fait sonner les notes alors que retentissent des coups de semonce ("Autophagie").

On sait même s'amuser avec le groupe qui rend hommage au grand navigateur que fut David Bowie puisque "Capitan" sonne tout d'abord comme un "Heroes" de notre époque avant de prendre le large, affrontant l'immensité. Les sonorités sont visuelles, évocatrices et on rêve de plans en plongée sur un navire traçant sa route sous un soleil éclatant.

Bien sûr, l'album est long (presque une heure dix) et je ne me suis pas encore fait à l'idée de l'écouter d'une traite (pas eu non plus de long trajet en voiture sur la période d'écoutes pour la chronique). La principale audace sans doute réside dans l'utilisation de notre langue : sur "Soave", Marylin avait déjà chanté en français ; aujourd'hui c'est Nicolas qui ose s'adresser à nous de manière plus directe et faire sonner ses mots. De là une tournure plus évidente dans un registre de chansons ou de poèmes musicaux. Lorsque le rythme se fait plus "doux" comme sur "Le dernier Train", on décèle une vague arty étonnante, comme si Alain Bashung ou Leonard Cohen avaient souhaité élaborer des tableaux noisy. La comparaison est maladroite car Kill The Thrill est au-delà des comparés, singularisant sa posture, ce qu'il savait déjà faire. C'est bien de la proximité liée à la langue et à la voix plus en avant dans le spectre que sur Tellurique, que naît ce sentiment de puissance et de sagesse. Temps disparus, terre ensemencée et destruction sont les thèmes sur lesquels Nicolas accroche ses pensées, guettant ce qui tient éveillé, posant par touches des idées, des sensations, des rares jeux de mots.

Ainsi "Clusterheadache" peut ramener au son de Swans, mais l'ajout de mélancolie, de nappes, la beauté du chant, impérial, et les breaks surprenants évacuent une fois de plus la notion d'école commune. Partant des mêmes envies de gros sons, de distorsions, de murs de guitares, de martèlement, ces groupes ont su créer leur singularité. "Je suis là", posé sur une frappe quasi jazzy dans ses touches méticuleuses, dresse un tableau doux et rigide, tout en tension et courbes. "Ahan" pousse la délicatesse plus loin que ne l'avait fait "Permanent Imbalance", creusant un sillon cinématographique / ambient / néo-classique sur une voix féminine en russe (Katerina Musevich de Saint-Pétersbourg, et sa traduction en français est assurée par Marylin). 

Oui, avoir Kill The Thrill à ce niveau, actif et vaillant, c'est une chance.

Tracklist
  • 01. Tout va bien se terminer
  • 02. À la Dérive
  • 03. Le dernier Train
  • 04. Autophagie
  • 05. Capitan
  • 06. Clusterheadache
  • 07. Les Enfants brûlent
  • 08. Je suis là
  • 09. Ahan