Folles furent ces années, à divers sens du terme. Dans ce Limoges de la fin des années 1920, débutent les difficultés des empires familiaux de la porcelaine et de la chaussure, grandes industries issues du XIXème siècle ou de la Ière Guerre mondiale. La galère du prolétariat, elle, perdure... et une étrange affaire finit de secouer les annales judiciaires. L’homme à la barre, en cette fin de mois de mai 1929, est suspecté de plusieurs assassinats. Son nom est Charles Barataud. La presse parisienne est venue en nombre, qui scrute depuis les bancs gestes et regards des protagonistes. Le fait divers a défrayé la chronique et les gazettes ont bruissé pendant toute la durée de l’instruction.
Barataud, "c’est la bourgeoisie" disent les journaux. Fils de porcelainiers, des mœurs discutées. Et puis dans la besace, une étrange et peu compréhensible magouille / arnaque à la vente de bois. L’accusation le charge. Deux assassinats. Celui, d’abord, d’un chauffeur de taxi du nom d’Etienne Faure, circulant à bord d’une Chenard & Walker. Sur ce premier crime, les aveux formulés (aveux que Barataud rétracte ensuite) entrent en dissonance avec certains constats de fait entourant l’affaire : lieu de dépôt du corps, moyens de la mise à mort. Et puis il y a le deuxième crime, survenant à l'heure où le sort de Barataud, déjà, semble scellé : Bertrand Peynet, fils d’un teinturier dont le nom apparaît dans cette affaire d’arnaque à la vente de bois, amant à la fois de Barataud et d'une femme mariée, meurt dans le fracas de l’ultime son : BOOM ! Le bruit de la Winchester, tir signé Barataud avant ratage de sa tentative de suicide. La police, il faut dire, avait lâché la bride : le jeune amant est mort à l’occasion d’une visite du suspect à sa famille, rendue possible par une autorisation de visite accordée par le Commissaire avant le déferrement du dépravé supposé tueur. Seul ce second crime sera expressément reconnu par le fils des porcelainiers, ainsi qu'une tentative de double-suicide. La condamnation du dandy à la prison à perpétuité, et non à la peine de mort (conséquence d'un problème de procédure dû aux jurés), génèrera de fortes tensions sociales : la bourgeoisie est forcément dépravée et protégée, et la lutte des classes se refait aux abords de la prison. Les manifestants rejouent les émeutes de 1905. Intervention musclée de la force publique. Barataud part et finira à Cayenne. Il y restera après la fermeture du bagne.
Les historiens Vincent Brousse et Philippe Grandcoing sont les esprits et mains derrière les mots de cette nouvelle enquête. Secondés activement par le géographe et cartographe Thierry Moreau, ils proposent avec les deux-cent-soixante-trois pages de L’Affaire Barataud – Une Enquête Dans Le Limoges Des Années 1920 (La Geste, 2022) une étude dépassant le simple récit policier ou la chronique judiciaire. Le livre se veut le reflet d’une époque et dessine une ambiance politique et sociale : la factualité de l’ouvrage, son approfondissement documentaire, son imagerie, ainsi que la prudence et la nuance de ses commentaires, traduisent le caractère scientifique de l’approche et une ambition d’authenticité dans la narration. Vincent Brousse et Thierry Moreau répondent à Obsküre.
Obsküre : Quel sont les moteurs de ce travail à trois sur L’Affaire Barataud – Une Enquête Dans Le Limoges Des Années 1920 ?
Vincent Brousse : Faire un livre avec des cartes, des explications des trajets, de la balistique, etc. Montrer les sources de l’historien, aussi. Confronter différentes hypothèses Et puis refaire un livre avec, aux côtés de Philippe et moi, Thierry Moreau comme coauteur.
Affaire bien mystérieuse et tentaculaire que celle qui renaît au fil de vos pages en 2022. Quelles difficultés votre collectif a-t-il rencontré dans ses recherches ?
La principale difficulté rencontrée a été de reprendre toutes les dépositions faites par les protagonistes de l’affaire – ils sont très nombreux – et de vérifier leurs alibis, leurs propos déclaratifs. Tel témoin, parfois suspecté de complicité, prétend telle chose. Est-ce vérifiable ? À un moment donné, nous avons cru que l’un des amis de Charles Barataud, qui possède une maison non loin du pont de la Varogne, pouvait être le complice du premier meurtre. Tout ou presque coïncidait, y compris le kilométrage supposé du taxi… Et patatras ! Il part la nuit précédente vers la capitale et non cette nuit-là. Il est bien à Paris le jour de la disparition du chauffeur de taxi.
Une autre difficulté est de comprendre l’histoire de la vente de bois, pour laquelle il fallait un complice à Charles Barataud. Or cet ami qui part à Paris, justement, coche toutes les cases pour être l'éventuel complice. Proximité des bois et de Berneuil, là où Barataud amène les marchands, besoin d’argent, côté "borderline" de l’individu… En fait dans cette affaire, c’est comme si il y avait a minima deux puzzles à reconstituer, avec des pièces de puzzle quasi ressemblantes.
Troisième difficulté : la compréhension de ce qui s’est joué entre le commissaire Fressard et Charles Barataud. Comment a t-il pu le laisser sans surveillance, une demi-heure, dans sa maison ? Sans avoir vérifié auparavant qu’il n’était pas en possession d’une Winchester avec laquelle il a tué son amant !
À l'issue des recherches et de l'écriture sur l’affaire, quelle impression reste en toi ?
L’impression générale laissée est celle d’un procès où la parole des proches des victimes est totalement invisibilisée, absente, inaudible. La famille de Bertrand Peynet est tellement recluse dans sa douleur, et probablement la honte, qu’elle ne s’exprime pas. Quant à la veuve d’Etienne Faure, on ne l’entend quasiment pas. Son avocat, Maître Charlet, défend par ailleurs une thèse, celle du meurtre prémédité par Barataud pour raisons d’argent, qui est plus que fragile… alors que nombreux sont celles et ceux qui ont de gros besoins de liquidités dans l’entourage de Barataud ! Et la thèse selon laquelle Barataud aurait voulu aussi tuer les marchands de bois n’est pas défendable. Nous en apportons la preuve avec un courrier écrit par l’un d’entre eux à Barataud, le lendemain… pour reprendre les tractations de la vente ! Alors qu’au procès il ose affirmer que Barataud voulait le tuer ce jour-là, et qu’il aurait eu une peur quasi panique de lui ! Néanmoins la découverte d’un fonds d’archives relatif au bagne, fonds inédit jusqu’à notre livre, dresse un portrait de Barataud comme un être manipulateur et qui a des capacités d’adaptation et de dissimulation invraisemblables… Ce qu‘écrit Papillon dans ses mémoires est corroboré sur l’un des points : les liens avec un jeune bagnard marseillais d’origine antillaise, qui manifestement a été très proche de lui.
Qu’est-ce qui ressurgit de ce Limoges de la fin des années 1920 à travers l’affaire Barataud ?
Ce qui fascine, c’est l’extrême politisation autour de l’affaire. Comme si deux villes s’affrontaient. Celle du Limoges centre et ouest, bourgeois, qui est du côté des coupables. Et celui des faubourgs ouvriers qui se scandalise, qui découvre le linge sale…Nous avons pu travailler sur l’émeute réelle, intense, qui suit le rendu du verdict jugé trop clément puisque Barataud échappe à la peine de mort. Et effectivement, une partie de la jeunesse limougeaude rejoue 1905 et l’attaque de la prison. Avec une instrumentalisation politique avérée : deux responsables politiques, dont un à l’échelon national, sont même poursuivis et recherchés au lendemain de l’émeute… l’un rentrant dans la clandestinité !
Thierry, tu es intervenu aux côtés du binôme Grandcoing / Brousse pour la réalisation de ce nouveau volume d’enquête. Toi le cartographe, quel a été ton rôle précis ?
Thierry Moreau : Je travaille avec les historiens Vincent Brousse et Philippe Grandcoing depuis plusieurs années et mes cartes illustrent déjà nombre de leurs ouvrages. C’est pour cet aspect cartographique et géographique que les auteurs m’ont sollicité : je devais localiser les différents lieux de l’affaire. Des doutes subsistaient notamment sur les différents itinéraires possibles empruntés par le chauffeur de taxi le jour de sa tragique dernière course. Elément important de cette mystérieuse et sulfureuse disparition, nous souhaitions comprendre pourquoi le taximètre indiquait une centaine de kilomètres de plus que ce que les enquêteurs de 1928 avaient mesuré. Sur la base des cartes routières de l’époque, la géomatique a permis de calculer, analyser et comparer les différentes hypothèses émises.
Pour cette Affaire Barataud, je me suis également occupé d’une partie de la recherche documentaire et iconographique concernant les protagonistes, leurs traces laissées dans les archives ou les journaux, les modèles de leurs véhicules ou les armes possédées par Charles Barataud.
L’une des qualités de l’ouvrage tient à sa démultiplication des angles et ses effets de loupe : ça donne un effet de 360 degrés. Ainsi, à travers le récit et l'analyse de l'affaire, nous replongeons dans l’atmosphère d’une époque. Or un des angles nous intéresse forcément, ici, de manière particulière. Thierry, tu es toi-même amateur de musique et tu as contribué au décryptage de l’époque, vue sous cet angle. Il y a une bande originale de ce Limoges de la fin des années 1920, il y a le jazz.
En effet, j’ai rédigé un des articles connexes permettant au lecteur de se replonger dans l’effervescence et l’ambiance des débuts du jazz en France, la jeunesse des années folles dans son besoin d’émancipation ayant très rapidement adopté ce mode d’expression musicale. Pourtant, pour de nombreux contemporains de la fin des années 1920, le jazz, par son origine dans les quartiers chauds de la Nouvelle-Orléans, est plutôt synonyme de décadence et de relâchement des mœurs. Ce qui en fait ainsi l’évidente bande son de l’Affaire.
La formule trio, ça donne quelle force à votre travail, votre investigation ?
Vincent Brousse : Avoir travaillé à trois sur cette affaire, avec Philippe Grandcoing et Thierry Moreau, a été plus que bénéfique : enthousiasmant ! Car nous avons pu confronter nos hypothèses et, à l'instar d'une équipe d’enquêteurs, mettre les pièces du puzzle ensemble. À plusieurs, on est plus intelligent, plus efficace.
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Emmanuël Hennequin adresse ses remerciements aux auteurs pour leur disponibilité et à Thierry Moreau pour ses précisions au service de l'introduction de cette entrevue.