À l'heure d'Internet, il est toujours facile d'avoir des fuites sur les tournées des groupes, de voir des extraits filmés avec des téléphones sur les réseaux ou des avis personnels par dizaines sur les comptes personnels des fans. Pourtant, je m'étais bien préservé pour cette tournée Opus Dei 2024 de Laibach car, ayant vu le projet sur scène plus d'une dizaine de fois, je sais que la surprise fait toujours partie du spectacle. La seule chose qui est certaine c'est que le groupe joue longtemps, sans jamais de première partie, et les concerts peuvent être divisés en trois ou quatre sections et s'étaler sur toute la soirée. Il faut dire que le répertoire des Slovènes est énorme, et de nombreux morceaux sont devenus mythiques. Un autre aspect qui était mis en avant, c'était bien sûr que l'album de 1987, Opus Dei, allait être rejoué en entier dans des versions totalement revisitées, suite à sa réédition en CD et vinyle en mai dernier.
Pour nous mettre dans le bain, Laibach a eu la bonne idée de passer en boucle les percussions de leur reprise "Leben heisst Leben". Deux écrans sont installés sur les côtés de la scène et un troisième en fond. On sent immédiatement que les vidéos et films projetés vont jouer un rôle primordial dans le show. Le nouveau line-up arrive sur scène : de nouvelles têtes, mais aussi un musicien comme Luka Jamnik aux synthétiseurs, qui est là depuis dix-sept ans déjà. Plus tard, ils seront rejoints par le chanteur Milan Fras et la chanteuse Marina Mårtensson, alors que les éclairages sont toujours assurés par Ivan Novak, membre originel.
Ils sont six sur scène, et le début du show n'est pas un hommage à Opus Dei mais à l'album précédent, Nova Akropola, qui avait fait l'objet en 2020 d'une réinterprétation des titres d'époque. C'est alors "Vier Personen", "Drzava", "Boji" et "Mi kujemo bodocnost" qui s'enchaînent. Contrairement à la période où beaucoup de sons étaient samplés et préenregistrés pour la scène, les musiciens jouent vraiment, avec tout un appareillage électronique à la fois moderne et analogique. L'ambiance est lourde, martiale, mélancolique, mais intègre aussi des parties étonnantes à la limite du free jazz ou de la guitare plus rock, qui nous rappelle à quel point Rammstein leur a pillé des idées. On commence ensuite à se balader dans la carrière de Laibach, avec ces images sur l'écran, où les membres passés du groupe semblent faire partie de la cérémonie. Le montage inclut des passages documentaires, extraits de films, archives connues ou rarement vues et les textes, en slovène, sont traduits afin qu'on puisse mieux comprendre les propos. La cohérence de leur travail sur plus de quatre décennies se fait alors évidente. Certaines images sont, quant à elles, perturbantes, mettant en avant violences policières, guerres et autres maux qui pourrissent l'humanité et le monde actuel.
Etant donné que le compositeur Vitja Balzalorsky et le percussionniste Bojan Krhlanko, qui étaient derrière le son du dernier album Sketches Of The Red Districts, sont sur scène, ils enchaînent ensuite avec le "Smrt in pogin" issu de ce disque. Là encore, il est fascinant de voir comment Laibach a modernisé son esthétique musicale, sans renier ses racines dans la scène postindustrielle des années 1980. Les tubes vont alors s'enchaîner, avec un Milan particulièrement en forme, avec sa voix puissante et gutturale : "Anti-Semitism" tiré de WAT, une version revue de "Brat Moj", la reprise de Bob Dylan, "Ballad of a thin Man", et surtout un "Alle gegen Alle" particulièrement réussi, reprise de DAF qu'on trouvait sur l'album NATO de 1994. Fin de la première partie. Un minutage est affiché à l'écran. 15 minutes. Juste le temps d'aller se commander un verre et de retrouver sa place au devant de la scène. L'association Noiser a fait vraiment un bon choix avec la scène du Metronum car il est facile de circuler et je ne pense pas avoir déjà vu Milan de si près.
La seconde partie va être en effet dédiée à des réinterprétations, parfois surprenantes, de tous les titres d'Opus Dei. Certains sont d'ailleurs difficiles à reconnaître, et "Leben heisst Leben" bénéficie même d'une version trip-hop avec un chant féminin qui nous rappelle le cinéma de Fassbinder. Comme par hasard, ils reprendront plus tard le titre "Each Man Kills The Thing He Loves" chanté par Jeanne Moreau dans Querelle, l'adaptation du roman de Jean Genet par le cinéaste allemand. Le public commence à être bien chaud. "Geburt einer Nation" et "Opus Dei" sont devenus des hymnes de Laibach, et non plus des reprises de groupes pourris des années 1980 ; et bizarrement, il s'en dégage même une certaine dimension solennelle et tragique qui dépasse l'ironie avec laquelle ces titres d'Opus et de Queen avaient été détournés.
Après ce bond dans le temps, Laibach revient encore sur scène et incite le public à taper plus fort dans les mains, en écrivant sur l'écran qu'on n'est pas à des funérailles. C'est bien, ça se lâche. Et après un titre de leur nouveau répertoire ("The Engine of Survival"), Milan s'adresse directement au public - ce qui est très rare -, disant que l'année dernière ils croyaient encore à l'amour et ils ont fait cette reprise. Commence alors un moment surréaliste où Laibach reprend les Foreigners avec "I want to know what Love is", tout en voyant des figurines ambiance jeu vidéo Arcade ou Pac-Man pratiquer la sodomie sur l'écran. Marina se munit alors d'un téléphone-caméra, et nous filme. On se retrouve alors projeté en arrière-fond en train d'entonner les paroles de ce tube ringard. C'est très drôle, mais vite Laibach casse l'ambiance en faisant une reprise apocalyptique du "Strange Fruit", morceau rendu célèbre par Billie Holiday sur l'horreur des lynchages aux Etats-Unis, alors que sont projetées des images de villes assiégées. On en reste abasourdi. Encore une fois, Laibach ont su nous surprendre, mêlant humour déconcertant et beauté tragique, sans se déconnecter d'une vision critique et politique du monde contemporain.
Malheureusement, les dernières notes retentissent que le service d'ordre, insistant, commence à virer tout le public. Pas le temps de boire un verre ni de prendre le temps au stand de merchandising. Je pourrai quand même échanger quelques mots avec Vitja et Marina, absolument adorables et apparemment déçus de ne pouvoir s'entretenir davantage avec le public… mais les videurs ont une attitude agressive, nous devons déguerpir. Direction un bar du centre-ville, et débriefing. Les morceaux resteront dans nos têtes toute la nuit.
"Unser Tanz ist so wild
Ein neuer böser Tanz
Alle gegen alle"
Setlist :
Introduction
Vier Personen
Država
Boji
Mi kujemo bodočnost
Smrt in pogin
Anti-Semitism
Ballad of a thin Man
Brat moj
Alle gegen Alle
Intermède
Leben heißt Leben
Leben - Tod
Trans-National
F.I.A.T.
How the West was won
The great Seal
Geburt einer Nation
Opus Dei / Leben heißt Leben
Rappel
The Engine of Survival
Each Man kills the Thing he loves
I want to know what Love is
Rappel 2
Strange Fruit