Pluridisciplinaire, mutante. Laurence Romance est rock d'accord, classable certainement moins. Touche-à-tout (littérature, radio, chant, télévision [qui ne se rappelle pas de Rock Express ?]…), la dame de Nick Kent (auteur et journaliste, notamment pour le NME ou The Guardian) et maman d’un certain Perturbator (James Kent, phénomène darksynth) a son pré carré.
Et le pré est sacrément grand. Elle a écrit pour du monde ( Rolling Stone, Libération, Les Inrockuptibles…) mais est loin de ne s’adonner qu’au journalisme. Parmi ses dernières réalisations, la traduction en français de deux ouvrages fort différents mais contenant le crime en germe : un livre d’entretiens avec Charles Manson, propos du gourou recueillis par feu son codétenu Nuel Emmons ( Charles Manson par lui-même, paru en mai 2019), et Une Confession de (feu là encore) John Wainwright, roman noir et abyssal sur la mémoire conjugale et les circonstances de la perte. L’occasion de cette double-sortie était un peu trop belle pour qu'Obsküre n'interpelle pas la dame sur l’art de la traduction. Laurence, elle, nous a tout dit. Et en français s’il vous plaît. Entretien.
Obsküre : Une Confession de John Wainwright (Jack Ripley) est enfin sorti en version française chez Sonatine cette année. Sa traduction est de toi, idem pour le livre d’entretiens de Nuel Emmons avec Manson, chez Séguier / L’indéFINIE. Hors les aspects "rétribution", qu’est-ce qui te fait accepter, de manière générale, d’assurer la traduction d’un ouvrage ?
Laurence Romance : Alors le plus souvent, il s’agit d’un livre que j’aime assez pour regretter qu’il ne soit pas traduit, donc je m’y mets. C’est le cas du Charles Manson, et là, c’est plus que de la traduction : j’ai remué ciel et terre pour trouver un éditeur lorsque je me suis rendue compte, à la mort de Manson fin 2017, que ce bouquin, le seul qu’on aura jamais se rapprochant d’une autobiographie du gars, était toujours inédit en France — grosse surprise ! Il se peut aussi que je traduise un livre pour des raisons liées à la famille — nan, pas celle de Charlie haha — comme ce fut le cas pour L’Envers Du Rock et Apathy For The Devil, les deux livres de mon mari Nick Kent.
Ou bien on me fait une proposition qui ne se refuse pas, comme Le Journal De Kurt Cobain. Que j’aurais de toute façon cherché à traduire si on ne me l’avait pas proposé, et pas pour l’aspect "rétribution", qui reste secondaire — comme il devrait l’être.
C’est intéressant que tu mentionnes ce point : à la base, la traduction est une tradition "noble", je veux dire par là que Baudelaire qui crevait la dalle et Mallarmé, à peine plus nanti, n’ont pas traduit Poe pour le fric mais bien pour le faire découvrir. Aujourd’hui, cette tradition est largement dévoyée, tout comme l’est d’ailleurs celle du journalisme. Il suffit de voir les fouille-merde sans scrupules qu’on nous montre dans les séries télé, on est loin de Kessel ou d’Hemingway (rire). La "noblesse" de la fonction semble s’être déplacée vers les lanceurs d’alerte, pourquoi pas même si c’est pas pareil… Quant aux traducteurs, le mainstream les ignore, mais on s’en fout : l’important est de suivre la "noble tradition" et il faut préciser qu’on a la chance en France d’avoir quelques très bons éditeurs qui ne nous considèrent pas comme interchangeables.
Quelles ont été tes raisons particulières concernant respectivement le John Wainwright et le livre d’Emmons ?
Pour le Manson, j’avais très envie de passer du côté Obsküre de la force (sourire) plus de quinze ans après Le Journal De Kurt Cobain. Il se trouve que je suis considérée comme — pouf-pouf, ici prendre grande inspiration (rire) — la "spécialiste française de Nirvana" parce que j’ai été l’une des premières, sinon la première journaliste à évoquer le groupe dans des médias non spécialisés (Libération, M6…) et que j’ai réalisé l’une des dernières, sinon la dernière interview filmée de Cobain quelques mois avant son suicide… C’est cool et je ne me plains pas, hein, mais je trouvais intéressant de me colleter à l’inverse de l’icône "christique" qu’est Cobain... donc Charlie-plus-ivole-tu-die c’était parfait (rire). Et les deux bouquins ont en commun d’être les seuls livres écrits par les intéressés — bon, OK, pas tout à fait pour le Manson puisqu’il s’agit de "confessions" recueillies par un pote ex-détenu — tandis qu’il existe d’innombrables ouvrages "sur" eux.
Quant à Une Confession de Wainwright — ça devient compliqué, j’espère qu’on largue pas tout le monde là, en plus fait sombre chez toi haha — c’est une toute autre histoire, et très simple : une amie qui gère les droits de Wainwright voulait que je m’y colle et a insisté auprès de l’éditeur pour que je traduise, après quoi j’ai fait en sorte de ne décevoir ni l’un ni l’autre. C’est un peu le minimum quand on te fait confiance.
Toute traduction, et cela vaut pour celle du roman de Wainwright, pose la question de la restitution d’un texte : la narration, l’esprit de la lettre, son climat. En synthèse : respect d’une signature en même temps que nécessaire adaptation. Concernant Wainwright, l’auteur n’est plus là et tu ne pouvais envisager, si jamais tu l’as déjà fait par le passé, un échange direct avec lui sur le fond ou sur tel ou tel passage... Quel a été ton cheminement personnel concernant ce travail précis ? Des questions se sont-elles posées à toi et si oui, lesquelles ?
Bon, déjà faut préciser que de toutes les traductions que j’ai faites à ce jour, celles des livres de mon mec, mentionnés auparavant, sont les seules où j’ai pu bénéficier — et bénéficie toujours (rire) — d’échanges directs avec l’auteur. Les autres sont un peu empêchés, puisque très morts (rire) ! Donc bien sûr des tas de questions se posent au fil de toute traduction qui, comme tu le soulignes à juste titre, est toujours une adaptation. On connaît l’expression italienne "Traduttore, traditore", soit "traduire, c’est trahir", et d’ailleurs les Ritals n’y sont pas allés de main morte : "Chers messieurs les Traîtres, si vous ne savez rien faire d'autre que de trahir les livres, allez donc tranquillement chier sans chandelle !", gribouillait déjà l’un d’eux en 1539. Autant dire qu’il n’est pas passé à la postérité çui-là, et bien fait pour sa gueule (rire).
Pour revenir à Une Confession, les problèmes rencontrés relevaient surtout du vocabulaire employé, un argot trop désuet pour que Urban Dictionnary puisse t’aider (pareil avec le Manson, by the way) et parfois aussi du style, très sec, avec de brèves phrases sans verbe qui en jettent peut-être dans la V.O., mais passent mal en français.
Concernant la traduction du livre de Nuel Emmons, as-tu rencontré des difficultés dans l’avancement, et si oui lesquelles ?
Nuel Emmons, le "confesseur" de Charlie, est mort aussi. Le 19 novembre 2002 à l’âge de 75 ans, soit quinze ans jour pour jour avant que Manson décède un même 19 novembre, mais à 83 ans et en 2017. J’ai donc dû comme d’hab’ ou presque, exception Nick Kent, me démerder sans l’auteur, mais pas pour autant en autarcie : Nick, justement, est un précieux allié, et j’ai aussi une arme secrète en la personne de Michel Pourcelot, un ami de longue date et surtout un très fin lettré qui est mon premier lecteur et plus encore. Nous cultivons une relation faite de correspondances quasi-baudelairiennes : les "vivants piliers" des "forêts de symboles" du langage, c’est nous hé-hé… Épistoleros !
Une fois l’intégralité d’un texte traduit, tu peux avoir gagné un recul supplémentaire sur la substance, son rythme, son esprit. T’arrive-t-il alors de revenir sur le travail effectué, de revoir du détail voire plus ?
Oui bien sûr. Cent fois sur l’ouvrage, etc. Bon, cent fois faut pas délirer non plus, mais sinon c’est comme toute entreprise créatrice : entre le brouillon, l’ébauche ou tout ce que tu voudras jusqu’au truc fini-finitos, il y a une sacrée marge ! Le reste est question de méthode : perso, je préfère peaufiner chapitre par chapitre, comme si c’étaient des chansons, ce qui ne m’empêche pas de revenir ensuite sur la totalité… Heureusement que les deadlines existent, sans quoi, si tu as en plus des tendances au perfectionnisme, ça peut devenir usant, t’es jamais content. Mais je suis allée à bonne école en bossant à Libé : dans un quotidien, si tu rends pas ton article à telle heure, c’est une pub qui le remplace. Ça calme tout de suite (rire).
Existe-t-il pour toi des critères ou secrets d’une bonne traduction ?
Des secrets, non, ou alors j’ai pas été initiée (rire). Un critère essentiel, que le traducteur Pierre Leyris (qui a entre autres traduit l’œuvre d’Herman Melville) a résumé par cette affirmation : "Traduire, c’est avoir l’honnêteté de s’en tenir à une imperfection allusive." J’ajouterais qu’il est bon dans le domaine de rester humble, accepter voire requérir comme je le fais un œil extérieur — ou plusieurs ! — parce que tu peux très bien ramer de façon absurde sur un truc tout con, une expression ou je ne sais quoi que tu traduis mal… alors qu’elle a son équivalent en français mais comme tu as trop le nez dans le guidon, tu peux repasser dessus trois fois sans le voir. Même au stade du bon à tirer, chez l’éditeur, si le correcteur ou la correctrice se pointe avec une meilleure idée, je prends. C’est au service du bouquin.
Pour moi, la personne qui traduit a presque le statut de coauteure. Son nom est inscrit en petit et pourtant, dans l’idée que je m’en fais, cette personne peut "vampiriser" le texte original. À quel point met-on de soi dans une traduction ? Jusqu’où cela est-il possible, et existe-t-il selon toi un risque de débordement dans cet exercice ?
Question très complexe, et qui touche à l’éthique. Inévitablement, mon style imprègne mes traductions, mais je dois absolument me retenir de "vampiriser" le texte, car ce n’est pas le mien. C’est très tentant parfois, parce que ça tomberait à pic, ça serait drôle, etc. Mais il ne faut pas, gngngn… "Delenda ego est", je me dis (rire) ! Et quelquefois, si ça s’y prête, je me « venge » avec une petite note de bas de page ; mais là encore, éviter d’être relou, c’est juste tannant pour le lecteur. Et oui, il existe un risque de débordement, même de complet dérapage. Je prends l’exemple d’un chef d’œuvre de Hubert Selby Jr, Le Démon. Selby, qui m’a enseigné l’importance cruciale des premiers mots de tout texte, article, livre, qu’importe ("Il y en a des milliards, Laurence, tu dois accrocher ton lecteur immédiatement !"), commence en V.O. par écrire : "His friends called him Harry the Lover but Harry wouldn’t screw just anyone. It had to be a woman. A married woman." Qui est devenu dans la toute première traduction française, celle des Humanoïdes Associés : "Ses amis l’appelaient Harry. Mais Harry n’enculait pas n’importe qui. Uniquement des femmes… des femmes mariées." Ça fait une différence, non ?
Quelle place occupe Manson dans ton cosmos personnel et pour toi, que laisse-t-il ?
Houlà, je ne sais pas si je veux laisser un taré comme Manson envahir mon "cosmos personnel" (rire) ! Bon, sérieux, je suis incorrigiblement curieuse et plein de trucs m’intéressent dans plein de domaines : de la physique quantique à laquelle je n’entrave que dalle à… Charles Manson, donc. J’ai beaucoup appris en le "fréquentant" au quotidien pendant une bonne année. J’ai découvert des pans entiers de l’histoire des 60’s, je m’intéresse grâce à lui à des groupes qui m’indifféraient totalement — pas le metal hein, ça je savais ! — je creuse encore et encore les multiples facettes de l’affaire Tate-LaBianca… Le sujet Manson est inépuisable, y a qu’à voir le nombre hallucinant de films, séries télé, livres, groupes, chansons, etc. inspirés de son histoire. Voilà son legs.
Ton fils, Perturbator, lit-il toutes les traductions de Laurence Romance ?
(Rire) non, Perturbator lit peu, encore moins depuis qu’il est Perturbator. C’est un job à plein temps, star internationale !