Si vous avez été ou êtes partie intégrante du milieu dark (parisien ou non), il est peu probable que les soirées du Boucanier ne vous disent rien. Une véritable institution, trouvant prolongement ces dernières années à travers l’implication de l'homme dans l’organisation d’évènementiels marquants, concerts live et autres soirées thématiques en mode clubbing.
Le Boucanier, acteur en vue du monde gothique, est un personnage. À ses heures, il a couché des lettres consacrées à la mouvance et conté son expérience des scènes sombres (le volume Batcave Memories, entre autres). Notre parti-pris, aujourd’hui, est de partir à la rencontre de ce quelqu'un : de son vécu, son point de vue et son ressenti sur les choses. L’homme public a une intériorité. Dans la première partie de cet entretien exclusif, Le Boucanier nous conte d’où partent les choses, et ce qui a fait qu’il en est là aujourd’hui. Entrevue in depth.
Obsküre : Dans le passé sont les ressorts de l’action, et j’aimerais faire appel à tes souvenirs personnels, ceux d’un environnement. Quelles sont les origines de ce qui, chez toi, est devenu une forme d’activisme ? As-tu agi dans l’encouragement d’un environnement familial ou plutôt en réaction à ce dernier ?
Le Boucanier : J’ai l’impression que même dans mes souvenirs les plus anciens, la musique a toujours fait partie de ma vie. Enfant, chez moi, j’entendais du Sinatra, du Presley, Bill Haley ou encore The Beatles. Puis mon père m’a emmené chez un disquaire acheter mon premier vinyle de Pink Floyd, ou un Santana au choix. J’ai choisi Pink Floyd à l’écoute, et je pense que cela a conditionné mes futures options musicales. David Bowie, The Velvet Underground, The Stooges, T-Rex, Roxy Music… J’ai commencé au début des années 1980 à écouter du hard-rock. D’AC/DC à Trust en passant par Kiss, Alice Cooper et Judas Priest, j’ai tout pris. Le punk et la new wave, ensuite, ont tout balayé. Sex Pistols et Dead Kennedys m’ont fait basculer dans le côté obscur. The Police, Clash, The Cure, Duran Duran et autres B-52’s ainsi que tout le mouvement new wave et néoromantique m’ont conquis. Lors d’un séjour linguistique en Angleterre, l’adolescent que j’étais a découvert Joy Division et New Order. Et les radios libres m’ont ouvert au reste ainsi que les rayons "indépendants" à la Fnac et chez New Rose. Des Sisters Of Mercy aux Virgin Prunes en passant par Lords Of The New Church et Christian Death, la révélation s’est faite tout naturellement. Dès lors, j’ai cherché sans répit dans quel endroit ce type de musique pouvait passer, qui étaient les gens qui l’écoutaient ou à quoi ils pouvaient bien ressembler… et mes recherches m’ont bien entendu mené à Londres au milieu des années 1980, notamment au fameux Batcave. J’ai voulu tout savoir sur ce nouveau mouvement né des cendres du punk, qu’on appelait alors le post-punk et non le goth. Le terme est venu beaucoup plus tard. D’ailleurs en France, on appelait cela cold wave. Et nous étions des "corbeaux", habillés tout de noir comme nos idoles, Siouxsie et Robert Smith. J’ai aimé le côté rebelle du punk mais je n’en ai connu que la fin et le début d’une musique plus sombre, issue d’un malaise général dû au chômage et à la dépression de tout un pays face à l’austérité du Thatchérisme britannique. Le début des années 1980 n’était pas beaucoup plus réjouissant à Paris malgré ce que l’on peut en penser, et le spleen anglais a fini par envahir le continent. Le punk était peut-être en train de s’éteindre doucement, mais le No Future des Sex Pistols n’en était que plus présent. Bref, je trouvais plus de réponses voire de réconfort à l’écoute d’un album de Joy Division ou de Bauhaus que dans le dernier Dire Straits ou Genesis.
Y a-t-il dans ton souvenir, factuellement, des évènements clefs, déclencheurs de ton épanchement vers les musiques dark, post-punk et alternatives ?
Les radios libres comme La Voix Du Lézard ont été un déclencheur. Internet n’existait pas, ni les portables. Seul le bouche à oreille ou les disquaires spécialisés chez lesquels nous pouvions nous retrouver et traîner tout en écoutant les dernières galettes en provenance directe de Londres, nous permettaient de nous tenir au courant des nouveaux groupes et des albums à écouter. Il fallait être le premier à avoir entendu parler de ces projets totalement obscurs qu’étaient Bauhaus, Einstürzende Neubauten ou Southern Death Cult. Et surtout, s’inventer des fringues délirantes et sombres comme sur les pochettes des disques que nous achetions. Tout est venu de Londres. Les magazines spécialisés comme New Wave et les fanzines nous permettaient aussi de découvrir chaque semaine de nouveaux groupes et d’entendre ensuite leurs morceaux tous frais dans les trop rares premières soirées goth de l’époque, comme La Sébale ou Le Temple. Ceux qui avaient la chance et le courage surtout, d’affronter des heures de bateau et de mal de mer pour aller à Londres et en ramener des disques ou des cassettes pirates des Sisters Of Mercy, Alien Sex Fiend, Fields Of The Nephilim ou des magazines comme le NME et Sounds, devenaient des héros dans le public parisien. On feuilletait fébrilement ces magazines en les commentant comme de vrais connaisseurs… que nous étions, bien entendu ! Nous n’étions alors pas plus de deux cents goths à Paris et nous nous connaissions tous. Nous étions aussi pourchassés par les skinheads, et essayions donc de rester assez discrets malgré nos looks. Il fallait aller vivre cette ambiance à Londres pour finalement en revenir réconfortés à Paris… car nous étions en fait plus lookés et puristes que les Anglais, très souvent sans même le savoir ! Nous étions à l’origine d’un nouveau mouvement musical et vestimentaire, c’était terriblement excitant. La première fois que j’ai mis les pieds dans des soirées "goths" à Londres, j’ai été surpris par le peu de gens lookés. Par contre, ceux qui l’étaient ne faisaient pas semblant…Question musique, c’était un mélange de rock, reggae et funk ; et si par moments le DJ daignait passer un Siouxsie, un Bauhaus ou même un Smiths, alors on sautait partout. On ne voyait plus que nous, les Frenchies !
Le déclenchement a été pour moi à Paris de savoir que je n’étais pas le seul à apprécier de découvrir à la radio ces nouveaux groupes anglais, pour la plupart encore totalement inconnus en France. J’ai eu la chance de voir la première soirée goth se monter à quelques rues de chez moi en 1984. Ça s’appelait Le Temple. Je suis devenu rapidement un habitué ne vivant que pour ce fameux mercredi soir, une fois par mois, ou j’allais pouvoir tester ma nouvelle tenue DIY et rencontrer de nouvelles personnes toutes plus étranges les unes que les autres. J'avais alors un look mi-new wave mi-punk, avec des restes hard-rock et baba-cool : jeans délavés, chaussures au bout pointu, long manteau gris couvert de badges et d'épingles à nourrice et cheveux assez longs. Je resserrais mes jeans moi-même pendant la nuit avec du fil et des aiguilles ou des épingles à nourrice. La première fois, je m'étais habillé en noir et crêpé les cheveux à la Robert Smith. En arrivant devant, je croisais des personnes toutes plus excentriques les unes que les autres. J'avais presque honte de mon propre look, qui manquait un peu d'imagination. Je me souviens particulièrement, au milieu des vampires punks, androïdes style Blade Runner et autres iroquois maquillés, d'un barbare décadent en fourrure à la Mad Max. Tout de suite, je me suis senti dans mon élément. Quelle sensation de pouvoir enfin danser sur les mêmes morceaux que j'écoutais depuis plusieurs mois et de partager ça avec d'autres personnes ! Je devins vite un habitué du Temple, avec carte de membre. Les gens que j'y rencontrais me donnaient l'impression d'être depuis toujours dans ce milieu et d'avoir une culture musicale beaucoup plus étendue que la mienne. C’était quand même une bonne bande de freaks… des poseurs, qui ne dansaient pas beaucoup. Mais quelle ambiance ! J’étais devenu un corbeau moi-aussi !
Depuis la fin des années 1970, les scènes dark ont traversé plusieurs époques. Or tu es insider et observateur de l’évolution de ces scènes. Quel est ton ressenti général sur chaque décennie, quant à la qualité des productions et l’état d’un public ?
Il est évident que je regrette l’ambiance des années 1980, où tout restait à découvrir et à inventer. Nous faisions nos fringues nous-mêmes, on s’échangeait des cassettes audio mal enregistrées afin de découvrir le nouvel album de tel ou tel groupe goth que personne ne connaissait encore à l’époque et dont on ne parlait jamais dans Best ou Rock & Folk. Nous assistions à des concerts mythiques comme les débuts de Dead Can Dance, Mission ou The Cult – et on s’en foutait car on préférait rester au bar à parler avec des potes bien lookés de la boutique où on venait de trouver nos nouvelles pompes ou un sarouel noir de mise pour la prochaine soirée. Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour revenir en arrière et assister de nouveau à tous ces concerts... mais au premier rang cette fois, et dans une écoute quasi-religieuse ! Cela dit on se marrait bien, nous formions une vraie famille. Christian Death passait sans arrêt à Paris ainsi qu’Alien Sex Fiend et à chaque fois, c’était la grand-messe goth. Pour le premier concert des Virgin Prunes à Paris, les goths portaient des bougies, de l’encens, des soutanes… c’était dingue ! Maintenant on a tout vu, on est blasés. Les fringues s’achètent en boutique et tout le monde s’habille de la même manière. Mais le mouvement a perduré, surtout grâce à l’Allemagne dans les années 1990. Et plus de quarante ans après les débuts du mouvement, personne n’ignore ce que "gothique" signifie en dehors de la littérature du XVIIe siècle ou des cathédrales médiévales, même s’il reste une tonne d’incompréhension et de malaise lié au mouvement. Mais c’est ce qui fait qu’il reste underground, et tant mieux !
Ton intérêt pour les scènes dark a-t-il connu des aléas selon les époques ?
Mon intérêt pour le milieu goth à presque disparu dans les années 1990 quand le grunge est arrivé ; du fait aussi, alors, de la disparition de la plupart de nos groupes préférés. Mais il a su se réinventer avec une force et une vitalité incroyables, à un tel point que le mot post-punk est revenu à la mode, partout à présent. De Lebanon Hanover à She Past Away et tant d’autres, la scène dark n’a jamais été aussi présente dans notre panorama musical, et le public se renouvelle sans cesse. De nouvelles générations montrent leur intérêt pour les musiques sombres, et tous les vieux groupes des 80’s se reforment pour montrer qu’ils sont toujours là ! J’ai la chance d’avoir traversé toutes ces époques et de ne pas être qu’un observateur mais aussi un acteur du mouvement, mettant à l’honneur bien sûr les groupes des années 1980 encore et toujours ; mais je reste également et plus que jamais à l’affût de nouveaux talents.
Dans les années 1980, gothique et musiques heavy restaient des scènes relativement hermétiques l’une à l’autre. Aujourd’hui, certains pontes du goth apparaissent en festivals spé metal. Comment as-tu vécu, en tant qu’acteur ancien des scènes dark, l’émergence du gothic metal dans les 90’s ? Cela a-t-il représenté pour toi une dégradation, une évolution, un enrichissement ?
Dans les années 1980, on ne parlait pas de metal mais de hard rock. C’est vrai que les deux genres ne se mélangeaient pas trop – mais The Cult, avec l’album Electric, ont remis à l’ordre du jour nos vieux disques de Steppenwolf, Deep Purple, Motörhead, Led Zeppelin et Black Sabbath. J’en passais tout le temps dans les soirées Boucanier au milieu des années 1980 à côté des inévitables Sex Gang Children, Clan of Xymox, X Mal Deutschland, Alien Sex Fiend et Sisters Of Mercy. Nous avons été les premiers à Paris avec mon amie et DJ Lady Agnes à diffuser du Guns N’ Roses dès que "Welcome to the Jungle" est sorti. Et j’ai moi-même écouté énormément de hard rock avant de tomber dans la cold wave. Ma discothèque de près de deux mille vinyles comporte autant de chaque genre. Puis le metal-indus des années 1990 de Ministry, Rammstein, NIN, Rob Zombie, ou Marilyn Manson a fini de faire le lien avec Metallica, Paradise Lost ou Type O Negative. Les deux scènes se mélangent beaucoup plus facilement à présent.
Par contre, le gothic metal demeure un mystère pour moi. Des groupes comme Tristania ou Evanescence n’ont rien de gothique à part peut-être des chanteuses aux voix éthérées et qui se parent de dentelle noire. Mais chacun ses goûts et toutes ces dénominations ne sont finalement que des étiquettes données par des journalistes musicaux. Aucun de ces groupes ne s’apparente à un quelconque mouvement. Est-ce une évolution ? Je ne le pense pas. Je vois cela plutôt comme un mouvement musical parallèle. Mais le gothic rock des Mission ou Fields a-t-il quelque chose à voir avec l’indus de Neubauten ou Laibach ? Non, bien sûr, et pourtant on classe tout ça dans le goth, le dark ou le post-punk de manière plus générale. Donc cela ne me dérange pas tant que ça. J’essaye, en fait, de rester ouvert à différents types de musiques dites "dark".
La spiritualité est affaire très diverse au sein des scènes sombres. Pourrais-tu décrire l’être spirituel que tu es aujourd’hui ?
J’ai toujours dissocié la spiritualité et surtout la religion de ma passion pour les musiques dites "sombres". Chacun développe ses propres croyances, forgées sur l’expérience ou la vie, mais doit à mon avis les conserver comme quelque chose de personnel et ne pas vouloir les imposer aux autres, de quelque manière que ce soit. Je me considère comme athée, certainement par dégoût de la religion en général, mais ceci trouve aussi cause dans ma passion pour l’archéologie et les sciences naturelles. Le darwinisme est une réalité scientifique et je préfère m’y résoudre, même s’il nous est impossible de comprendre l’origine de l’univers, et sa finalité s’il en est une. Mais je suis attiré par les croyances ancestrales et païennes, souvent et effectivement assez indissociables de ce type de culture musicale. De nombreux groupes goth et dark prônent un retour à des valeurs spirituelles plus naturelles et moins nuisibles à l’Humanité. Je ne pratique aucune croyance, car je pense que la force et l’essence même de nos êtres émanent de chacun d’entre nous, et non de multiples entités extérieures quelconques selon les civilisations. Personne n’a jamais pu prouver leur existence. Qui plus est, elles n’ont fait que diviser l’humanité depuis la nuit des temps en servant d’excuse pour des guerres interminables de pouvoir ou d’avidité ciblant d’autres cultures plus anciennes. Ces dernières auraient mérité mieux que cela. Je crois intimement que le pouvoir de réaliser et de créer réside en chacun de nous mais que très peu le développent, préférant profiter au maximum de ce que la civilisation moderne nous offre, tout en détruisant notre environnement et la planète qui nous héberge. Les musiques dark m’aident à me concentrer sur ce que j’essaie de créer et mettre en place, que ce soit des soirées, des concerts, des livres ; ou tout simplement à conserver, tant bien que mal parfois, une certaine éthique et un respect absolu de la vie en général, quelle qu’elle soit. La vie est un phénomène trop rare dans l’univers pour la détruire ou en disposer selon notre propre volonté. La vie animale reste soumise à notre bon vouloir depuis des centaines d’années et ses souffrances perpétuelles, cruelles et totalement facultatives et évitables qui ne cessent de s’accélérer depuis ces dernières décennies me rendent complètement malade et en colère devant ce que nous sommes devenus. Je ne me suis jamais senti aussi bien, en symbiose et en accord avec mon environnement et ma planète, que depuis que je suis devenu végétarien. La spiritualité commence par le respect de la vie.
La lecture de tes livres laisse forcément un ressenti sur la personne. Pour moi, tu es, entre autres, un homme de réseaux et de relations publiques. Comment cette capacité à être cela, s’est-elle manifestée / révélée à toi ?
J’ai toujours aimé le relationnel et l’échange constructif. J’ai fait des études assez poussées dans le domaine commercial et ai travaillé dans cette branche pendant des décennies en tant que directeur co de l’une des plus grandes agences photo mondiales. Je travaille toujours dans ce domaine et en particulier dans celui de l’édition et l’iconographie de livres, mais à présent je suis à mon compte. Ma connaissance approfondie de ce milieu et mes très nombreux contacts et relations dans cette branche m’ont permis de créer ma propre société et d’en vivre. J’ai vite eu l’habitude d’entretenir des contacts professionnels au plus haut niveau, et n’ai fait que transposer cela au niveau artistique et dans le monde de la musique. Il m’est relativement aisé d’aborder des musiciens ou des artistes connus et dont j’admire le travail. D’ailleurs, pourquoi s’en priver et passer à côté d’une expérience enrichissante, voire parfois de débuts d’amitiés ? Le fait d’organiser des soirées et des concerts me pousse aussi à être au contact permanent du public et à l’informer des évènements à venir. Et je le fais toujours avec un grand plaisir.
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Dans la 2ème partie de cet entretien, nous nous rapprocherons des nuits parisiennes.
Mais un Londres resurgira : celui de Stiv Bators.