Je lis, compulse, feuillette ce livre et bascule sur internet pour écouter des disques ou des sons depuis le 27 mai. Presque deux mois plus tard, alors que je n'ai pas fini de lire de façon exhaustive, je me décide à rédiger cette recension. Je sais que je ne finirai pas ces prochains jours de fouiller dans cette anthologie, ce florilège qui aurait dû être le numéro 6 de la revue Le Son Du Grisli. Je sais que je n'ai pas besoin de le lire intégralement, page après page (même les pleines pages de photos sont à "lire") pour pouvoir en parler.
Cette somme s'adresse à ceux et celles qui ont des goûts éclectiques, qui aiment être surpris par la musique, qui apprécient les expérimentations, qui ont gardé cette attirance pour les liens et les réseaux artistiques. Les musicophiles qui ont besoin d'un guide sur quarante ans (voire plus : certaines références datent des années 1960) de musiques underground, alternatives, minoritaires, arty et sensibles. C'est un livre cadeau qui durera plusieurs mois, cadeau pour soi ou pour les autres. Une somme indispensable et unique. Ce qui se découvre ici n'a pas souvent droit de cité ailleurs et le travail de passeur est énorme : chroniques, portraits, interviews, réflexions, reports de concerts...
De 2004 à 2022, Le Son Du Grisli ce fut tour à tour ou en même temps un site internet, cinq numéros papier, un abécédaire (Cahiers John Butcher), des hors-séries (Sept Batteries, Sept Guitares, etc.). L'anthologie débute donc par un "Avant-Propos" qui se mue sans amertume en "Après-Propos", maintenant que la structure s'est sabordée.
L'organisation est en quelque sorte créée par des liens : on bascule d'un artiste qui en cite un autre ou on plonge dans une discographie ramassée. Pas à pas, on arpente différentes familles musicales, tant sur le plan esthétique qu'amical. Bien que de nombreux genres soient amassés, il y a une pertinence globale que l'immanence des références ancrées sur plusieurs années permet de conglomérer.
Pour tenter de décrire ce qui agitait et agite encore ceux du Son Du Grisli : une musique qui se réfléchit et avance, du post-free jazz, de l'electronic music, de la noise et des chants rituels, du jazztronica, du constructivisme et des enfantillages, de la texture et des bruits, du silence statique ou mouvant, tout ce qui fait "une messe imprévisible et troublante" (dixit Jac Berrocal), des moments où le son compte plus que la note.
En plus des disques ou des émissions de radio, il faut voir ces artistes se produire en concert. Accompagnés de leur panneaux solaires, no-input mixing board, brosse à dent électrique, analapos (d'Akio Suzuki) et plus traditionnels saxophones ou guitares arrangées, on les trouve officiant pour des concerts mystères dans des restaurants, des églises et des chapelles, des musées, des galeries, de quais de gare et des universités, voire au festival Banlieues Bleues...
Le plaisir de la lecture est porté par l'expression des émotions et sensations et une volonté didactique (pour lutter contre "le mal entendu", formule de Thomas Bonvalet). L'humour est présent, les formules sont fines et concises ; les critiques sont capables de pointer ce qui est anecdotique, mièvre ou facile, font le tri entre avant-garde et embourgeoisement (la fin symbolique de Jazz Magazine lorsque sa rédaction lâche Daunik Lazro) ; souvent les interviews débutent par le récit du premier souvenir musical, avant des questions profondes et bien posées...
Le cadre musical est dépassé, notamment par son lien avec la littérature, dans une ébauche de ce que feront les éditions lenka lente : ainsi, la photo d'étagères exhibe des disques rangés avec des livres. Ici, on retrouve Kaoru Abe reprenant Mort À Crédit de Céline pour en faire un "Opéra du Déluge" ; Tres Anos en Nodar qui relate trois ans de résidence et quarante artistes invités au Portugal ; le beau livre Expositions sur Günter Brus ; Fritz Hauser tout juste découvert (le plaisir de lire les premiers écrits, les premières approches est une mine) ; la figure musicalo-littéraire qu'est Lionel Marchetti...
Le dévouement et la passion sont tangibles et il en faut pour parcourir comme ils l'ont fait ces pentes musicales peu reconnues : la solitude face à des concerts peu peuplés, la recherche de disques en exemplaires très limités, les informations à construire soi-même. La force de leur travail, c'est de casser les schémas implicites et de gommer l'aspect élitiste ou intellectuel de ces musiques en donnant des liens historiques, généalogiques. L'organisation du livre permet ainsi de lier les sources les plus anciennes et les cousins contemporains de chaque formation ou artiste. Archie Shepp et Coltrane, le free-jazz qui supplante le bop, Sunny Murray, Frode Gjerstad qui donne une leçon, James Plotkin et ses Lotus Eaters, Quentin Rollet (toujours marqué du sceau du groupe Prohibition dans ma configuration personnelle) dont je découvre le travail du père, Christian Rollet ; John Wiese et ses travaux noise avec Sissy Spacek ; le retour de My Bloody Valentine ; les références plus ciblées sur les pages d'Obsküre : Neubauten, Kraftwerk, RevCo, Clock DVA, Throbbing Gristle, Nurse With Wound... Je fonce sur Eliane Radigue et Jason Kahn, Fred Frith (encore), Sister Iodine, du Body Head (que je n'ai pas assez écouté), sur The Coral Sea regroupant Patti Smith et Kevin Shields, sur Trou Aux Rats ou encore Peterlicker et son Nicht.
Bien sûr, l'équipe du Son Du Grisli (Guillaume Belhomme, Philippe Robert, Eric Deshayes, Pierre Lemarchand, Alexandre Galand, Guillaume Tarche, Pierre Cécile, Luc Bouquet...) n'était pas seule : en dehors des musiciens et des labels eux-mêmes, les lieux d'échanges forment une Carte de Tendre des découvertes et affinités : Souffle Continu, Les Instants Chavirés, le club Netwerk... Fonder un label semble simple quand on lit la création de Fragment Factory, jouer de la musique, trouver des partenaires, explorer un son, réfléchir et jouer a l'air en fin de compte si évident ! Dès lors qu'on ne cherche pas la starification, que la passion prime, tout semble possible : au-delà des clichés, il semblerait que ces musiciens, décennie après décennie, aient réussi le tour de force du punk : le do it yourself, l'humilité, la simplicité et l'expression libre et respectueuse d'un passé musical que chacun est amené à se construire ; sa discothèque personnelle des références et sons qui ont changé la vie.