Depuis quelques années, Les Tétines Noires, l’un des combos les plus atypiques du rock gothique français, a repris du service sur scène et nous a permis de replonger sans retenue dans son univers, où la folie salvatrice de la mise en scène se marie allègrement avec la poésie ; et où l’expression discordante de ce joyeux bordel nous amène à appréhender notre « cirque humain » sous un regard nouveau… Nous avons profité de la venue du groupe à Brest - dans le cadre du Festival Invisible - pour revenir avec Emmanuel Hubaut sur quatre décennies d’histoire...
Obsküre : On sait que l’on doit le retour sur scène des Tétines Noires à l’euphorie d’une rencontre inopinée lors d’un concert de Dead Sexy en 2018… Maintenant que vous avez à la fois goûté de nouveau à la scène et au plaisir de vous retrouver, peut-on attendre quelque nouvelles compositions qui pourraient faire l’objet d’une sortie à venir ?
Emmanuel Hubaut : On a déjà composé deux nouveaux titres en collaboration avec l’artiste Orlan pour la sortie d’une compilation Le Slow de l’Artiste, en 2023. On la connaissait très bien car elle avait fait l’une des pochettes de l’album 12 Têtes Mortes en 1995. C’est elle qui chante en duo avec moi sur ces deux titres, dont elle a écrit la base des paroles que nous avons retravaillées ensemble. Composer de nouveaux morceaux, même dans ce cadre précis de collaboration, nous a donné envie d’aller plus loin en travaillant naturellement sur un nouvel album qui devrait sortir en 2025. On travaille sans pression particulière, on prend notre temps et on se laisse guider par la notion de plaisir avant tout. On a déjà les bases relatives au concept de l’album et quelques morceaux qui sont en place, même si nous ne les avons pas encore testés sur scène. J'en profite pour lancer un appel pour participer au nouvel album des Tétines Noires, vous pouvez nous envoyer le son de votre horloge, réveil, sonnerie... sur le mail: anthomologies@gmail.com, ainsi que le nom sous lequel vous voulez être crédité.
Si votre retour sur scène s’inscrivait aussi avec la sortie d’une anthologie exhaustive chez Manic Depression et Infrastition, on vous imagine mal faire un retour purement nostalgique ou promotionnel… Comment avez-vous collectivement appréhendé cette nouvelle incarnation sur scène des Tétines Noires ?
Les choses se sont faites naturellement, en fait… Il s’agissait d’abord de ressortir nos disques, agrémentés de nombreuses archives que nous avions amassées au fil des années sur différents formats, ce qui a d’ailleurs demandé un travail important d’uniformisation des supports et de digitalisation… Tout est parti de là, et il y a eu cette rencontre que tu as mentionnée et qui a débouché sur l’envie de remonter sur scène… La formation actuelle est celle qui a officié entre 1992 et 1993, et nous ne nous étions pas revus depuis quinze ans environ ; nous nous sommes donc donné rendez-vous dans un local de répétition à Paris ; c’était un sentiment étrange d’ailleurs : nous nous sommes dit bonjour, nous avons branché nos instruments, nous avons commencé à jouer et les choses ont fonctionné immédiatement… Quand nous avons fait cette première répétition, nous étions tous dans le doute et dans l’incertitude. Allions-nous effectivement pouvoir donner corps à nos ambitions ? Cela allait-il valoir le coup ? L’énergie serait-elle présente ? … Tout s’est donc fait un peu dans l’instant ; il n’existe pas de plan marketing préétabli et la conception de l’album n’échappe pas à cette règle… Ce qui va surtout changer, c’est que la création de nouveaux morceaux ne s’inscrit pas dans la même logique que de rejouer d’anciens titres, c’est tout…
Reprendre un répertoire après toutes ces décennies de latence, génère forcément des interrogations relatives à la pertinence des morceaux, à la façon dont ils ont évolué dans le temps et à leur universalité, d’une certaine manière… Cette réactualisation du passé a-t-elle fait émerger son lot de déconvenues et vous êtes-vous dit que certains morceaux avaient malheureusement et irrémédiablement subi les affres du temps ?
Tu as raison effectivement… Eh bien, c’est peut-être prétentieux de le dire mais… non, aucune déconvenue de ce genre en ce qui nous concerne mais…. nous sommes peut-être aussi juste à côté de la plaque (rires) !
L’autre question qui découle de cette problématique, c’est de savoir si les morceaux vont encore intéresser un public. Il ne s’agit pas simplement de savoir si l’on veut ou peut se reformer pour la scène…
C’est certain… mais, pour les concerts, il n’était pas question de faire un travail de "rénovation", comme si on repeignait une maison pour en faire quelque chose de neuf… Nous n’avions aucune velléité de transformer nos morceaux pour qu’ils sonnent plus "actuels", une option que prennent certains groupes… Non, nous avons plutôt essayé de revenir aux sources, en fait, et de les jouer comme à l’époque… Alors, attention, nous ne sommes pas non plus des geeks à la recherche du truc vintage qui recréera exactement le son de l’époque, mais l’esprit général était bien de rester fidèles à nos morceaux et à la manière dont nous les jouions. Nous nous sommes dit que nos chansons avaient plus que jamais leur place, aujourd’hui, de par leur bizarrerie sans doute, dans ce monde de plus en plus formaté et lisse. Il fallait que nous gardions notre univers un peu bancal, avec toutes ses imperfections parce que tout cela manque précisément actuellement. Il n’était donc pas question d’adapter ou de polir notre son… Et, pour l’instant, ça fonctionne pas mal…
À quels problèmes vous êtes-vous heurtés en travaillant sur vos anciens morceaux ? J’imagine que, comme de nombreux groupes de cette époque, une partie de votre matériel n’a pas dû passer le cap de l’an 2000 ?
À l’époque, dès 1990, nous bossions effectivement avec des ordinateurs ; nous avions un Atari sur scène, des samplers… J’avais gardé des cartons entreposés chez mes parents qui renfermaient toutes les vieilles disquettes et autres supports technologiques de cette décennie, si bien qu’ à notre reformation, Goliam – qui s’occupe de toutes les machines - a racheté le matériel qu’il avait à l’époque . Et puis, chose absurde, après avoir gardé tous ces cartons durant toutes ces années, j’ai eu peur de les envoyer par la Poste pour les raisons que l’on sait. Je les ai confiés à mon père, qui allait justement à Paris – et on ne sait pas très bien ce qu’il s’est passé – mais l’un des deux sacs qui contenaient le matériel, a été égaré et définitivement perdu… On a donc passé toutes ces années à conserver toutes ces archives et au moment de leur redonner vie, nous avons perdu la moitié d’entre elles (rires)… On a malgré tout pu récupérer une partie significative du matériau original pour repartir à la base même du projet…
On sent dans vos prestations scéniques cette volonté d’ouvrir le projet à un art total… Vos chansons sont elles-mêmes toujours très visuelles et j’ai toujours considéré, pour ma part, que vous étiez nos Virgin Prunes "à la française"… Comment s’organise votre réflexion autour de cette mise en œuvre complexe qui unit de manière si intime le visuel et le son autour du grand "cirque humain" pour reprendre les paroles de "Freaks" ?
C’est un mélange de hasards, de rencontres, de ce qui fait la vie en fait… Et puis, l’idée de réflexions et de concepts pose pour moi les fondements de la création… Ils me permettent de fixer un cadre, quitte à en enfreindre ensuite les limites ; je fonctionne souvent de cette manière et tous les albums ont globalement été écrits en respectant ce principe… Il y a un jeu de va-et-vient constant entre la rigueur d’un cadre qui permet le développement d’une réflexion intellectuelle et les hasards de la vie et des rencontres qui viennent briser la rigidité de cette pensée… La porte demeure toujours ouverte à l’imprévu et l’inopiné…
La première fois que je vous ai vus en ouverture de Corpus Delicti à Cannes, deux choses me sont venues immédiatement à l’esprit : d’abord, le sentiment fort d’avoir vécu une expérience absolument unique… D’où vient cette unicité ?
De ce lien, précisément, entre la dimension primale du projet et des aspects plus réfléchis… Comme c’est un projet ouvert à tout, cela peut vite déraper vers des choses incongrues et, en même temps, l’ensemble est nourri de réflexions et de références qui guident l’auditeur/spectateur dans un jeu de pistes : tel élément me renvoie à tel autre, et ainsi de suite… J’aime bien cette idée de semer des cailloux pour permettre à l’auditeur de trouver un nouveau chemin ; l’idée n’est pas de solliciter les références pour elles-mêmes, ce qui deviendrait vite pompeux… Cette intégration de l’imprévu donne sans doute à nos performances ce caractère unique que tu perçois.
J’éprouve, ensuite, cette intuition que l’expérience de la scène t’amène à incarner littéralement un personnage qui évolue aux marges de la folie… Une sorte de Peter Pan ou d’Alice glauque en HP… Comment as-tu construit ce personnage et quels sont les traits les plus saillants de sa personnalité ?
Cette question relève quasiment de la psychanalyse (rires)… Pour commencer, sache qu’il n’y a pas eu de jour où je me suis réveillé en me disant que mon personnage allait revêtir tel ou tel trait de caractère… et c’est ce qui fait, d’ailleurs, que nos prestations ont davantage de connexions avec la performance qu’avec le théâtre ; c’est qu’on évolue constamment sur un fil… C’est un rôle sans en être véritablement un, en fait… C’est davantage un dédoublement de personnalité qu’un rôle en soi… Quand je suis sur scène, c’est une autre partie de ma personne qui s’exprime… Être sur scène et jouer me permet d’être littéralement libre… Il ne s’agit pas non plus d’exprimer seulement ce que la société ne nous autorise pas au-delà des limites de la bienséance – même s’il y a aussi de cela – mais de savourer ces moments de liberté absolument uniques et addictifs…
Quand je vous ai vus à Cherbourg en début d’année pour ce retour aux sources, j’ai été fasciné par le dernier morceau, à rallonge, en compagnie de ton père Joël – avec qui tu as également formé le projet Pest Modern – et du trompettiste Quasimodeburno ; et je me suis forcément, dans cette densité sonore que vous proposiez, interrogé sur la part d’improvisation dans vos prestations scéniques. Vous laissez-vous une certaine liberté qui aille en ce sens ?
Nous avons un certain nombre de morceaux qui tolèrent une marge d’improvisation. C’est plus compliqué naturellement quand nous jouons avec des machines qui nous obligent, de fait, à être carrés mais les morceaux plus organiques nous permettent cette liberté… et encore plus quand je joue avec mon père, qui a toujours officié dans le domaine de la performance. D’ailleurs, avec Pest Modern, nous ne jouons jamais les morceaux de l’album, nous jouons toujours en totale improvisation avec un autre musicien – Nicolas Germain – qui s’occupe de toutes les machines et synthétiseurs modulaires. Lui-même vient d’un groupe expérimental qui s’appelle El Tiger Comics Group et qui a démarré à la fin des années 1980. Un projet dans l'esprit des Residents, pour tout dire…
Quels sont les facteurs intrinsèques aux Tétines Noires qui feront que ce groupe demeurera hors du temps et définitivement libéré des contingences liées aux modes ?
Je pense que c’est l’esprit libertaire du groupe qui nous fait passer les décennies et nous fait perdurer dans le temps…
C’est une notion qui n’est pourtant plus trop à la mode, la "liberté", aujourd’hui…
Oui et c’est précisément la raison pour laquelle c’est important que des projets comme le nôtre perdurent (rire)… Notre musique, ce n’est pas de l’entertainment, elle est presque politique d’une certaine manière… C’est un aspect qui a d’ailleurs aussi été décisif dans le fait de se reformer ou pas… On l’a fait parce que l’énergie était toujours présente et parce que la liberté, l’ouverture d’esprit inhérente à notre musique depuis ses débuts, demeure à ce jour pertinente et intéressante…
Si tu ne devais sauver qu’une chanson du répertoire des Tétines Noires, laquelle ferait l’objet de ce traitement particulier et pour quelles raisons ?
C’est celle que je n’ai pas encore faite, celle que je vais écrire… (rires)
Travailles-tu sur d’autres projets en ce moment ?
Oui… J’ai un album solo sous le nom de EHB qui sort ce 9 décembre… C’est un projet parallèle plus expérimental, plus noise… J’avais déjà sorti, sous ce nom, un premier album en 2002 qui s’appelle Fragments D’un Discours Amoureux et le nouvel opus, lui, s’appellera Fragments De Sables Emouvants… Un nouvel album de Pest Modern est aussi en gestation ainsi qu’un autre album solo davantage tourné vers le post-punk… Et puis, il y a une collaboration avec l’artiste Stéphane Blanquet qui monte un cabaret avec une autre artiste, Angélique Friant, spécialiste de marionnettes ; tous deux m’ont demandé de travailler sur la musique dans un univers, en définitive très freaks...
Et qu’en est-il de LTNO ?
Nous avons, comme pour Les Tétines Noires, le projet de faire un coffret avec les deux albums du groupe agrémentés, là aussi, de nombreuses archives qui restent à ce jour inédites : enregistrements studio, live… Ça fait partie de ma to-do list !