La particularité du Sonic Protest a toujours été de nous permettre de voir sur scène des artistes rares - et pour débuter les hostilités le 15 mars au Consulat de Paris, les organisateurs ont réussi à faire venir l'une des grandes figures de la musique expérimentale germanique de ces six dernières décennies : Limpe Fuchs. Artiste que j'avais découverte par le biais de son premier véritable album solo, Via, en 1987 (réédité en 2021 par Streamline, le label de Christoph Heemann, qui fait suite à Dom), sa musique était inclassable et, en fin de compte, parfaitement assortie avec l'univers surréaliste de H.N.A.S. Un synthé Korg, des percussions étranges, un chant aérien et totalement free, un violon lancinant : tout cela créait une atmosphère fascinante et addictive, un peu angoissante... quelque chose presque de l'ordre du mystique et d'un rapport aux éléments et à la terre. Plus tard, je découvrirais son passé au sein du duo Anima-Sound, et déjà le couple qu'elle formait avec Paul Fuchs faisait chanter des vaches ou des chèvres sur leurs disques et assurait même des tournées européennes en tracteur. En plus de cela, et ce dès leurs débuts en 1968, il s'amusaient à créer leurs propres instruments. Le résultat était l'une des musiques les plus inhabituelles qui soit. Rurale et extraterrestre.
Suite à une expérience de presque vingt ans au sein d'Anima, Limpe Fuchs a continué les collaborations ou les enregistrements en solo, toujours sans aucun compromis sur le plan artistique. Née en 1941 pendant la seconde guerre mondiale, elle a gardé un esprit joueur et curieux, et s'affirme elle-même comme la première auditrice de son instrumentarium insolite. Un entretien avec elle au téléphone se devait d'être hors du commun et les échanges se sont vite transformés en une sorte de petit concert privé, où la musicienne m'a fait une démonstration de toutes les percussions et instruments étranges que l'on trouve dans son atelier. Un moment magique.
Obsküre : Quand avez-vous commencé à créer de la musique et quelle sorte de musique ?
Limpe Fuchs : D'abord, je suis née (rires). Et assez vite, j'ai été intéressée par les sons de l'environnement. À trois ans, mon père était au front. J'étais avec ma mère. Je suis née en 1941, ça remonte ! Il y avait un forgeron qui vivait à côté de chez nous, et je me souviens très bien du son du marteau sur l'enclume. Plus tard, je me suis intéressée aussi beaucoup à ces ondes spéciales qui émanaient de la radio quand on tournait le bouton. Ma mère, originaire d'Autriche, chantait dans une chorale. Je me souviens très bien de l'entendre chanter et jouer car elle était aussi musicienne. La personne qui composait pour la chorale voulait que nous ayons un piano dans notre appartement à Munich. Et à partir de huit ans, j'ai commencé à jouer du piano. Un autre son très impressionnant que j'ai entendu dans la cour de l'école à Munich : des coups réguliers de percussions qu'on entendait au loin. Il s'agissait d'un groupe de danseurs et ils avaient ce tambour très grand. Vers seize ans, je suis partie en France et je suis beaucoup allée dans les clubs de jazz. Nous étions aussi des fans de rock'n'roll. À la radio, on entendait juste la chaîne des forces américaines et j'ai été ainsi habituée à entendre du jazz américain. J'avais du talent pour jouer le piano, j'ai voulu l'étudier. Mais mon père avait autrefois joué du violon, donc je me suis mise à l'apprendre aussi. Et quand j'ai été assez en confiance, je me suis lancée dans les percussions. J'avais entendu parler d'un groupe de filles qui reprenaient les chansons des Beatles et qui cherchaient une batteuse. Je me suis procurée une batterie et c'est comme ça que j'ai commencé. Il faut dire que c'était une époque où les étudiants ne vivaient pas ensemble sous le même toit. Si on quittait la maison, c'était pour se marier.
Quelle a été l'influence du jazz et du free jazz. Est-ce que cela a été important pour vous ?
Non. Car j'étais trop intéressée par les sons que j'enregistrais, les field recordings. J'écoutais les oiseaux. J'étais très insatisfaite par les cours de chant à l'école de musique. Au moment de commencer la musique d'Anima-Sound, j'ai écouté de près un merle et cela m'a donné à réfléchir à la façon de respirer et d'utiliser la voix. Ouvrir la bouche et chanter comme un oiseau a été bien plus important que toutes les leçons que j'ai suivies.
Il y a aussi un aspect de transe, quelque chose de mystique dans le chant.
Oui. Très petite, j'avais déjà ce sentiment d'être très spéciale. Je n'étais pas très intégrée auprès des camarades de classe. Je n'avais pas beaucoup d'amies. J'étais un peu autiste, sûrement. Je me sens en confiance quand je suis seule. Et j'aime être seule. Mais j'ai joué dans des quartets. Avec Maximilian Glass, on travaille en duo. J'ai eu trois enfants et un partenaire pendant trente ans, je ne suis pas totalement sauvage. Mais j'aime avoir un contact très proche avec la terre, c'est ce qui compte le plus.
En parlant des field recordings, on entend des sons de la nature sur les disques d'Anima-Sound, et ce n'est pas juste le son des animaux, apparemment il y avait même une vache et un mouton avec vous sur scène à l'époque !
Oui. Je suis à moitié musicienne et à moitié jardinière. À l'époque, j'avais une famille, en plus de ma belle mère et d'un ouvrier, je devais nourrir six personnes tous les jours. Nous faisions notre propre nourriture. Nous avions notre élevage de moutons. Nous avions de la bonne viande et un beau jardin.
Vivre dans la campagne bavaroise et ne dépendre que de soi-même, est-ce qu'il y avait une attitude politique derrière cette volonté ?
Oui, cela faisait même partie de la base de notre projet musical avec Anima-Sound, d'être libre de toute démarche et revenus commerciaux. Le revenu que nous obtenions par notre musique était très bas, il faut dire (rires) ! Paul Fuchs était un bon sculpteur ; et on s'en sortait entre ses sculptures, la vie à la ferme et la musique. Quand je l'ai rencontré, il était bien plus libre dans sa musique que je l'étais dans mes études. Pour composer, il fallait écrire les notes, il fallait connaître toute l'histoire de la musique, le Moyen Âge, le classique, le contemporain. Ce n'était pas possible de juste faire des percussions et chanter. Quand nous avons décidé de nous mettre ensemble et de faire des choses ensemble, on a commencé par ramener des matériaux. Il s'y connaissait en ferronnerie. Il travaillait le fer, le bronze. J'ai commencé à intégrer du bois dans mes percussions, et il a créé une sorte de corne qu'il jouait aussi. Le son d'Anima-Sound est né ainsi.
La création d'instruments est très importante pour vous.
Je crois en la culture non écrite. Et les matériaux qui ne sont pas accordés. Pour composer, je n'utilise pas les notes, mais des mots.
De tous ces instruments inventés, quels sont ceux avec lesquels vous préférez jouer ?
Tu entends ces quarante tubes en métal ? C'est mon dernier instrument. J'ai travaillé avec un musicien à Vienne et je les ai accordés avec un ordinateur. À Paris, j'apporterai deux tubes, cinq instruments en bois et quatre en pierre.
Vous avez commencé à utiliser l'électronique très tôt... c'était comme jouer de nouveaux instruments pour vous ?
Oui, c'était aussi la possibilité de faire un album en solo. En 1977 j'avais été invitée à Aix-la-Chapelle et je me suis procuré ce Korg. Il a vieilli aujourd'hui mais il fonctionne toujours. Je l'utilise en général accompagné de mes percussions.
Je vous ai découverte avec l'album Via. Il y avait une importante utilisation du synthé sur celui-ci, qui a été votre premier véritable album solo. Comment avez-vous rencontré Christoph Heemann ?
Il connaissait notre musique car il collectionne les disques. On avait déjà sorti Stürmischer Himmel & Musik für Alle. On est toujours amis, et Via est ressorti en 2021.
Il y a les disques et les performances. Est-ce que vous vous souvenez de votre première performance devant un public ?
Ce devait être quand je jouais du Chopin au piano pour le public de l'école (rires). Plus tard, une personne de Munich était venue nous voir dans notre atelier, avec moi et mes percussions et Paul et sa corme particulière. Il nous a invités dans un festival. Noius n'avions pas de compositions. Il nous a dit juste : "vous venez et vous jouez". C'était la première fois avec Anima-Sound, en 1968.
C'était le début du krautrock, de la musique cosmique et du rock expérimental allemand. Est-ce que vous étiez connectés à ces autres musiciens ?
On connaissait Tangerine Dream et Guru Guru mais, à cette époque, avoir une famille était anormal. Avoir deux enfants et des moutons... Puis nous avons fait cette tournée en tracteur en 1971. En Allemagne, Belgique jusqu'à Rotterdam aux Pays-Bas, puis de retour en Bavière, où nous vivions dans un village. La scène était accrochée au tracteur. La télé bavaroise nous avait suivis et nous sommes devenus connus avec ce film. Il dure trente-cinq minutes mais il est passé plusieurs fois à la télévision allemande. Il y a des pirates qui circulent au Japon et au Canada.
Si nous voulions découvrir votre travail, par où commencer ?
Il y a une collection qui est sortie en 2017 : Trampelpfadnomainroad. J'ai fait deux expositions avec mon art et c'était l'accompagnement. Il y a vingt morceaux de 1981 à 2017.
Vous collaborez avec beaucoup de musiciens. Est-ce qu'il y a des choses que vous regrettez de ne pas avoir enregistrées ?
Je suis plus quelqu'un qui joue que quelqu'un qui enregistre. J'aime qu'il y ait des documents et des archives mais ce que j'aime, c'est être sur scène et jouer pour les gens.
Les meilleurs endroits dans lesquels vous ayez joué ?
Dampfzentrale, à Bern. À Córdoba, j'avais joué dans un espace vide très grand, avec une reverb très spéciale. À La Haye, en revanche, il n'y avait presque pas de reverb donc il faut jouer différemment. Quand je joue, j'écoute avant tout. Mes instruments résonnent, je les écoute et la reverb change la musique. En particulier avec les rythmes. Il ne faut pas en faire trop.
Vos prochaines dates ?
Avec Maximilian, on va faire deux concerts à Karlsruhe et Stuttgart avant de partir à Paris. Et à Metz je jouerai en solo. J'ai plein d'instruments et j'en choisis toujours des différents selon les événements.