La musique proposée par Maman Küsters est instantanément identifiable. On prend un vieux fond EBM tout droit sorti des années 1980 dans sa formulation hypnotique, froide et mid-tempo. En contrepoint, placez une voix masculine, narquoise le plus souvent, qui vient raconter ses poèmes désabusés, sans couplet ni refrain clairement déclarés, si ce n'est un jeu avec la répétition de slogans. Bien sûr, le duo breton formé en 2004 s'inscrit aussi dans son époque : sa noirceur cynique est celle des paumés contemporains ("Le Trappeur a très peur" et ses conseils adaptés à toutes les situations) ; sa rage se décline en postures bobos et son militantisme du désarroi se pare des atours des réseaux sociaux. Les variations infimes plaquées sur les compositions provoquent comme des déraillements digitaux, des micro-bugs qui court-circuitent le roboratif. La ligne rythmique subtilement décalée de "Happy Meal" porte tout le groove du morceau, avec quelques pointes à la Kraftwerk. En fin d'album, le morceau "Les Termes définitifs" renvoie clairement au son de synthés de "The Hall of Mirrors").
Pas étonnant que leurs visuels soient des peintures réalistes (ici signées Elliott Wall) : on a ce même jeu avec la représentation et l'art, le semblant. Les délires post-humanistes sont scrutés, façon caméra de vidéo-surveillance, metaverse ou écran de jeu-vidéo ("Contrôle du Corps absolu").
Cyril Pansal a dans son chant ce détachement insidieux qui déboussole : ses textes parfois décuplés par le vocoder ("L'OVNI please love me") donnent dans la poésie décalée, second degré et tout de même terriblement sincère, jouant de la filiation déclarée avec Rod Mckuen, Booba, Kalash Criminal, Liaisons Dangereuses, Etienne Daho, Richard Brautigan ou encore Tawara Machi. De la comparaison naît un autre monde, rétrofuturiste pour mieux tendre un miroir social. Le narrateur joue au sale gosse ("Happy Meal"), prêt à en découdre et se venger ; la syntaxe omet régulièrement le sujet, autorisant un système narratif fin, ni interne, ni externe (parfois un "ON n'entend rien du métro souterrain"), plus proche d'un stream of consciousness partagé par le locuteur et son auditeur. Lorsque la poésie joue sur le dialogue, on ne sait plus qui parle et qui subit ("Psychokiller") ; ici la musique se fait plus douce, histoire de ne pas ajouter à l'effroi, multipliant les audaces phoniques et la référence aux Talking Heads.
Concassés, les textes sont remaniés et ré-assemblés pour coller au jeu musical de Gaël Loison, comme sur le plus trépidant "Marie si contraire", exemple réussi de poésie dadaïste, proche des aphorismes d'Emil Michel Cioran, ou plus typée punchline so 2023. Charlie Perillat, Eric Tessier et Yan Kouton apportent chacun leur tessiture pour jouer avec les propos de Cyril (et ils signent également trois des textes, mais à l'exception de "Happy Meal", je goûte moins ces essais).
Des remixes complètent le dispositif proposé : signés du producteur post-punk Gareth Jones, du réalisateur Marc Caro (comparse de Gaël Loison sur le projet MonoB vs NoroE), du patron du label sous son nom HIV+ (j'aime quand il s'implique dans les projets qu'il signe et là il ajoute de la délicatesse), d'Insider ("Traumen Androiden", ancien titre décliné en très belle techno bondissante) et de François Joncour pour une version réussie, même si l'optique de ne jamais totalement démarrer pour entraîner ailleurs ce morceau me laisse sur ma faim.
Pour clore cette chronique, rappelons enfin à ceux qui n'auraient pas saisi la référence : Maman Küsters est tiré du titre du vingt-et-unième long-métrage de Rainer Werner Fassbinder (titre original : Mutter Küsters' Fahrt zum Himmel, 1977) alors que le nom de l'album, Le Petit Chaos, reprend celui de son deuxième court-métrage (réalisé en 1966).