Crépusculaire. Le nom des Editions va comme un gant à ces souvenirs de Mark Lanegan, traduits par Angélique Merklen et Maxim Dubreuil. Son autobiographie ne couvre qu'une période de sa vie et se concentre sur les années 1985 à 2002, les années où se télescopent recherche personnelle (survivre), actes de création (les groupes, les projets) et une plongée irréfrénable dans les addictions.
Comment naît le besoin de déchéance ? Cette attirance pour le vide et l'autodestruction ? Chez Mark Lanegan, la figure de l'oncle, hobo alcoolique qui finit cul-de-jatte est un poids douloureux. L'environnement familial avec un père absent et une mère revancharde et haineuse en est un second. La vie dans un quartier où les flics sont corrompus, les voisins toxicos, l'enseignement débilitant et où le vide est sidéral (Ellensburg : huit-mille habitants) forment un tremplin fatal. Avant l'âge légal pour boire un coup, Mark est déjà voleur, bagarreur, pochtron. Le base-ball ne parviendra pas à sauver sa scolarité. Le delirium tremens apparaît avant sa vingtaine et secoue son âme tout autant qu'Iggy Pop, le punk, puis Calvin Johnson, les Wipers et Beat Happening. Les ruptures amoureuses bousillent son amour-propre et font de lui un drôle de queutard sans cœur.
Lorsque les Screaming Trees se forment, c'est presque par hasard. Mark aurait tout aussi bien pu poursuivre sa modeste carrière d'agent de recouvrement. Finalement, le mythique label SST prend Screaming Trees sous son aile, malgré l'inadapté social qu'est Lee Conner. Les concerts sont sauvages, les frères Conner se battent, Mark aussi. L'arrivée de la bassiste Donna Dresch permet un équilibre visuel. Si Mark n'aime pas chanter les compositions et les paroles de Lee, il a tout de même son idée de comment un groupe doit sonner.
Ce qui est frappant, c'est de sentir le piège se fermer progressivement. Mark reste dans un groupe qui ne le satisfait pas, car c'est son seul moyen de quitter épisodiquement sa ville. Il rencontre Kurt Cobain et trippe sur le Neil Young d'After The Gold Rush. Le titre de l'album dit tout et Mark, avec son groupe, passera à côté de la ruée vers l'or de la scène de Seattle. Pourtant les membres de Soundgarden et d'Alice In Chains seront de leurs potes. Dylan Carlson et Slim Moon de Earth aussi.
Mark rêve de chansons paisibles, puissantes et sombres. Il fond pour Nick Drake, Leonard Cohen, Tim Buckley, Tim Hardin. Il monte Lead Belly (en hommage) avec Kurt et Dylan, mais sans engagement sérieux. Sub Pop lui commande un disque solo. Il se lance dans l'apprentissage de la guitare, lui qui ne faisait que chanter. Les copains sont là et soutiennent.
Et puis, la pourriture le capture. Ou plutôt, ce qu'il nous assène tout au long de ce livre, c'est qu'il se laisse capturer. La dope, de plus en plus. Les trahisons des différentes copines qu'il aura aimées et déçues. Héroïne, acides, cocaïne, crack. La descente aux enfers est totale. Il est incontrôlable et cite A Way Of Life de Suicide... Si les Trees font des disques, c'est parce qu'on les pousse inlassablement. On ne peut que compatir avec les affres que vécurent les techniciens.
Alors que cette autobiographie est un classique livre de rédemption rédigé des années après, Mark continue à se dénigrer rétrospectivement. C'est par exemple le cas au sujet de la performance du 26 juin 1992 au Rockside Fest (Danemark) : cette prestation de quarante minutes est en ligne et seules les dernières minutes sont un gros bordel assez formaté dans le style grunge (destruction du matériel). Mark, lui, rejette tout.
Crises d'angoisse, bile dans les poumons, septicémie au bras, liquide noir chié et vomi, maladies vénériennes... Mark vole les stocks de disques chez Sub Pop, refourgue au prêt sur gage les somptueux cadeaux des copains, vend des enregistrements bancals de son groupe. : rien n'est épargné et nombre de pages sont un témoignage glaçant et dogmatique des ravages des drogues. Pour s'en sortir, on a droit à une révélation mystique, qui oblitère peu les hallucinations du copain Layne à base d'araignées qui sortent du bras – une figure récurrente chez les toxicos. Il y a comme un concours du "plus au fond du gouffre que moi, tu meurs", sauf que Mark le touche, ce fond, dans la Jungle de First Hill. Il faut le dire : c'est Courtney Love qui le sauve.
Au milieu de ce déballage des abjections, on trouve le moyen de se cultiver. Cormac McCarthy, les rencontres avec Jeffrey Lee Pierce qui fut son mentor, les ratés incessants (avec le réalisateur David O . Russell, avec 4AD, avec Selene Vigil de 7 Years Bitch...), les belles rencontres et ce qui a compté (Josh Homme, Layne Stanley, Kurt Cobain, les royalties de l'album Mad Season du projet Above, la tournée Big Day Out avec Courtney et Al Jourgensen en Australie, la forfanterie de Liam Gallagher, la classe de Johnny Cash...).
On ressort éreinté de cette lecture. Combien dans la scène de Seattle et dans le music business des années 90 n'étaient pas accrocs ? Il est regrettable que des labels, des journalistes, des managers aient fermé les yeux et laissé faire. Les morts se succèdent, le fric coule à flots pour certains quand d'autres dealent et volent pour se payer leurs doses, souffrant du manque. Peu ont su veiller et protéger des jeunes gens dépassés par ce qui leur tombait dessus. Pochettes non choisies, morceaux mal arrangés, tournées sous-payées, arnaques en tous genres, fisc qui revient des années plus tard prendre son dû. Panier de crabes, musiciens exploités, rincés, jetés une fois pressés. Les larmes de Mark viennent, pas le suicide autour duquel il tourne inconsciemment sans jamais le nommer. Ses amis tirent leur révérence, les uns après les autres. La mort de Cobain a masqué et masque toujours la tempête qui a secoué cette génération. Plus de vingt ans après, on ne peut que frissonner encore.
Le choix de ne pas aller au-delà de ces années est pernicieux. Il laisserait croire que Mark est resté bloqué, ne s'en est pas sorti. Ce qui est faux. Il convient alors de creuser le message : cette autobiographie sélective, ce sont ses démons, sa culpabilité, les poids qu'il portera bien haut pour le reste de ses jours. La puissance de sa musique aujourd'hui rejoint celle de Nick Cave et de nos grands chanteurs des désillusions enragées. Ne le dites pas à Mark où il vous en mettra une.
