Après le concert mémorable donné en début d’année à Cherbourg, il n’était pas question de manquer la venue à Paris de Martin Dupont, ovni de la new wave française. Après la sortie du convaincant Kintsugi en 2023, le groupe remonte sur scène et enchaîne les dates en France comme à l’étranger… Alain Séghir, accompagné entre autres par Thierry Sintoni et Sandy Casado, a répondu à nos questions avant de dompter, brillamment, le chaudron bouillonnant du Trabendo.
Obsküre : Comment avez-vous appréhendé le travail de modernisation des morceaux de Martin Dupont ? Il devenait anachronique de les faire sonner comme dans les années 1980 ?
Alain Seghir : Non, mais ma carrière de chirurgien m’a éloigné du monde de la musique ; j’avais toujours cru pouvoir racheter du matériel et m’y remettre et je me suis laissé en fait happer par mon métier – et je dis cela sans regret ni amertume, je ne m’en plains pas... J’ai été, dans un même temps, déstabilisé par le changement d’outil parce que j’avais tout composé à l’époque en analogique et la technologie numérique ne m’attirait pas vraiment… Le label américain Minimal Wave, par l’entremise de Veronica Vasicka, m’a pressé pour que je refasse de la scène et, dans le même temps, j’ai rencontré Thierry Sintoni et Sandy Casado de Rise And Fall Of A Decade… Je n’aurais jamais pu faire ce retour seul ; Thierry m’a alors proposé son aide pour remettre sur pied le projet… Il a commencé à recomposer un morceau et j’ai trouvé le résultat si convaincant que je suis immédiatement allé chez lui et Sandy pour poser ma voix dessus… On a ensuite fait écouter ce premier enregistrement à Stanislas Chapel de Meidosem Records qui s’est montré très enthousiaste… On a d’abord commencé à travailler dans un esprit "scène" mais la Covid a mis à mal nos intentions premières, et nous avons décidé de revoir nos objectifs en travaillant sur un nouvel opus. Nous avons réinterprété les morceaux d’une manière si singulière qu’on a appelé l’album Kintsugi : une référence à cet art japonais qui consiste à réparer la céramique brisée avec de l’or, sorte de métaphore de la renaissance du groupe… Dans la foulée, le hasard m’a fait croiser la route d'Oli (NDLA : Ollivier Leroy), un musicien rennais à l’origine de projets tellement originaux et intéressants (NDLA : Olli And The Bollywood Orchestra, Olli And The Secret Church, Contréo) que je l’ai sollicité pour le mastering et la finalisation de nos morceaux… Il a fini par intégrer le line-up pour la scène car, sans lui, nous aurions été tentés de n’utiliser que des ordinateurs qui auraient donné à l’ensemble un aspect quelque peu "congelé" ; et je voulais, au contraire, conserver un côté "live", organique. C’est aussi lui qui a concrétisé notre aventure sur scène, notamment aux Etats-Unis où les choses ne sont jamais simples.
Comment expliquez-vous la ferveur actuelle qui entoure le groupe alors que votre visibilité médiatique, sans vous faire offense, était quasi nulle à l’époque ?
C’est un miracle effectivement, et cela me remplit de bonheur… Cette musique, je l’ai créée de manière spontanée et urgente, je n’ai jamais envisagé avoir une notoriété quelconque, et c’est encore une fois les Américains qui, dans les années 2000, ont passé régulièrement Martin Dupont en radio, notamment à New York, à East Village Radio… Cela a fait émerger une génération de musiciens américains qui se sont réclamés du groupe, ce qui a constitué pour moi la plus grosse surprise de la tournée américaine… De nombreux jeunes venaient nous voir en nous disant qu’ils n’auraient jamais imaginé nous voir en live…
À ce sujet justement, qui compose aujourd’hui le public de Martin Dupont ?
C’est un public transgénérationnel… À Marseille, pour notre premier concert, c’était essentiellement des gens tout droit sortis des 80’s… mais il y avait beaucoup de familles où enfants et parents partageaient ce moment et, pour être tout à fait honnête, les enfants semblaient encore plus fans que leurs parents… Cet état de fait tient juste du miracle ! Quand nous avons joué l’an dernier Gare des Mines à Paris dans le cadre du festival Tech Noire, nous avons fait face à un public techno encore plus jeune et qui n’avait aucun a priori, même si des DJ’s allemands nous avaient préalablement repris. Et puis on ne peut pas minimiser l’impact de YouTube avec les vidéos qui tournent… Je crois que tout cela contribue à toucher les gens en leur offrant autre chose que le mainstream bien calibré… Nous connaissons aussi une certaine ferveur dans les pays de l’Est comme l’Ukraine, la Russie, la Biélorussie où les gens viennent nous voir et connaissent les paroles des chansons. Je n’en reviens toujours pas...
Ce n’est pas spécifique à Martin Dupont mais on a l’impression que, pour tous les laissés-pour-compte des années 1980, s’exprime à la fois un sentiment d’urgence et de revanche qui participe pleinement à l’intensité émotionnelle, si caractéristique de vos prestations… Est-ce une simple vue de l’esprit ou cela reflète-t-il un sentiment que vous partagez ?
Personnellement, je ne le ressens pas de cette manière. Faire de la musique, c’était avant tout digérer les différents courants que j’aimais écouter… Je m’inscris aujourd’hui dans une sorte de continuum car l’idée de revival me dépasse, franchement… J’ai fait une pause parce que j’avais d’autres occupations et je m’y suis remis, c’est tout.
Voilà un an que Kintsugi est sorti sur l’excellent label Meidosem Records et sur Infrastition pour l’édition CD. Comment avez-vous envisagé la mise en œuvre de cet album et quels ont été les retours médiatiques ?
Il faut dire que c’est d’abord un album de transition à la fois tourné vers le passé et vers le futur… Un futur proche, d’ailleurs, car les morceaux sont prêts, nous sommes en train de les peaufiner. Nous allons juste faire en sorte cette fois-ci d’avoir accès aux grands réseaux de distribution… Les retours, quant à eux, ont été excellents.
Quel bilan tirez-vous de ces premières prestations scéniques et comment entrevoyez-vous l’avenir de Martin Dupont ?
Les maîtres-mots de ces premières dates sont : confiance et enthousiasme… Nous manifestons tous cet étonnement face à la ferveur du public, à la manière dont je suis sollicité quand je croise les gens… À Leipzig, j’ai été interviewé par des Suédois qui me pressaient pour venir jouer en Suède où, selon toute vraisemblance, le groupe est culte… Des Grecs me disaient qu’ils nous attendaient aussi de pied ferme à Athènes… Cette expérience des quatorze concerts - dont la moitié a eu lieu aux Etats-Unis -, nous a donné l’énergie et la motivation pour poursuivre l’aventure… Nous avons joué dans un grand festival où l’une de nos fans demeurée en backstage nous a dit que Gang Of Four – programmé le lendemain – était du nombre de nos fans… Une chose absolument inimaginable pour moi ! Même chose pour les membres de La Femme qui nous disaient écouter Martin Dupont quand ils étaient adolescents…
Je ne peux m’empêcher de penser qu’il existe un lien indéfectible entre la musique de Martin Dupont et le cinéma… L’une de vos chansons s’appelle d’ailleurs "Andreï Roublev", une référence directe au film de 1966 de Andrei Tarkovsky… Dans quelle mesure le cinéma a-t-il donc influencé l’œuvre de Martin Dupont ?
Il faut dire que j’étais très cinéphile au point que, durant mes années estudiantines, j’allais voir deux ou trois films par semaine minimum… Que ce soit le cinéma ou la musique, ce sont des vecteurs d’émotions qui font apparaître certains liens : un film sans sa bande son ad hoc, perdrait de sa valeur et de sa puissance émotionnelle… Aussi suis-je ravi de voir que certains morceaux de Martin Dupont ont été utilisés par le cinéma : l’un a été choisi pour le film Chanson Douce de Lucie Borleteau, une adaptation du prix Goncourt 2016 attribué au roman de Léila Slimani ; une cinéaste allemande sélectionnée pour la semaine des réalisateurs à Berlin nous a également sollicités sur son dernier film ; et dernièrement, le réalisateur américain Tilman Singer a adopté l’un de nos morceaux pour une séquence de deux minutes pour le film Cuckoo…
Quel regard portez-vous sur la scène wave actuelle ? Qu’est-ce qui vous rapproche de cette jeune génération et qu’est-ce qui vous en éloigne véritablement ?
Aussi bizarre que cela puisse paraître, je ne saurais pas répondre parce que je ne définis pas un public en particulier ; je vois des gens très différents, des looks très différents, des univers socio-culturels très variés… J’aime l’idée que des origines et des sensibilités différentes se rejoignent au sein de cette musique qui me fascine mais je n’ai pas cette capacité d’analyse qui me permettrait de répondre à cette question…
Thierry & Sandy, c’est dans l’air du temps, on constate que les configurations protéiformes de groupes emblématiques sont légions ; on sait naturellement combien la voix de Pierre-François était un élément essentiel de l’identité de Rise and Fall of A Decade mais avez-vous, malgré tout, récemment songé à redonner vie à ce projet unanimement reconnu aujourd’hui ?
Thierry Sintoni : Avec Sandy, nous n'avons jamais songé à redonner vie à ce projet. Nous sommes toujours partants lorsqu'il s'agit de rééditer des morceaux dans des compilations mais pour nous, le groupe s'est arrêté à la disparition de Pierre-François ; et finalement, c'est mieux comme ça.
Alain, pour la postérité, je vous demande de ne sauver qu’un seul titre du répertoire de Martin Dupont. Lequel et pour quelle(s) raison(s) ?
Alain Séghir : "The Light goes through my Mouth"… (NDLA : que l’on retrouve sur les bonus de la réédition CD de Sleep Is A Luxury)… C’est un morceau que j’avais composé seul dans un moment d’émotion particulier… Il est relié, par ailleurs, à une histoire savoureuse, celle de ce DJ allemand, Mick Wills sur Wielpaß Records, qui est allé chercher ce morceau pour l’une de ses productions… Quand je l’ai rencontré, je lui ai naturellement demandé les raisons pour lesquelles il avait choisi cette chanson en particulier et il m’a répondu que sa petite amie était de Los Angeles et qu’elle lui avait envoyé ce morceau en guise de lettre d’amour. Il avait donc fini par devenir l’un des trois morceaux les plus importants de sa vie… C’est une histoire qui m’a touché émotionnellement… et, bout du compte, cette histoire a valorisé cette chanson à mes yeux.