Trente ans que Martin Dupont avait raccroché ses synthés, laissant à la postérité new wave une énergie singulière, et un son à l’étrangeté fascinante. Mais le collectif - en configuration augmentée - est de retour en 2023 avec l’album Kintsugi : une "recomposition élargie" d’anciens morceaux du groupe, fruit d’un travail de trois ans mené avec le nouveau line-up. Qu’on se le dise, quand une formation culte ressuscite, c’est rarement un épiphénomène. Après quelques concerts en France, le groupe se prépare à une tournée américaine au printemps 2023. Obsküre a eu la chance d’échanger avec Alain Seghir, leader de la formation qui, malgré un emploi du temps très tendu, nous fait l’amitié de répondre à quelques questions.
Obsküre : Qu’est-ce qui est à l’origine du retour de Martin Dupont et de sa résurrection scénique ?
Alain Seghir : Ce fût tout d’abord, Veronica Vasicka, la boss du label new-yorkais Minimal Wave, qui m’a persuadé de remonter sur scène. Puis c’est la rencontre avec Thierry Sintoni et Sandy Casado, ex-Rise And Fall Of A Decade, qui a été déterminante ! En découvrant Martin Dupont, ils ont été d’emblée enthousiastes pour m’aider à recomposer les morceaux pour la scène. Ils ont fait un travail formidable et la première personne à qui nous avons fait écouter notre travail, Stanislas Chapel, le patron du label cherbourgeois Meidosem Records, a été emballé au point de nous proposer de le sortir en disque. Alexandre Louis, le boss du label parisien Infrastition, ayant manifesté le même intérêt, nous sommes partis sur les bases d’une coproduction entre Minimal Wave, Meidosem Records et Infrastition. Nous avons donc réalisé les bases de l’album Kintsugi pendant que la rencontre avec Ollivier Leroy (Olli And The Bollywood Orchestra, Olli And The Secret Church, Contréo) nous a permis de mettre en place un véritable set "live" plutôt que de laisser tourner un ordinateur en background. Nous avons invité Brigitte Balian à nous rejoindre pour replacer ses vocaux originaux puis Beverley Jane Crew avec son saxophone et sa clarinette. L’équipe était enfin prête pour la tournée, la production étant assurée par le label Caravan.
Coup d’œil dans le rétroviseur… Martin Dupont c’est une formation dont l’activisme musical s’étend de 1980 à 1987 et qui donnera naissance à trois albums cultes : Just Because, Sleep Is A Luxury, Hot Paradox. À cette période, le groupe tutoie confidentialité et mise en lumière, avec des prestations scéniques en première partie de groupes tels que The Lotus Eaters ou encore Siouxsie And The Banshees. Quel est ton souvenir le plus marquant de cette époque ?
Le concert en première partie de Siouxsie And The Banshees. C’était la première fois que nous jouions devant plus d’un millier de personnes et, quand nous avons commencé à jouer, le son était énorme ! Le public, qui ne nous connaissait pas, avait l’air stupéfait. Malheureusement l’ingénieur du son britannique, réalisant qu’il nous avait laissé le même niveau que pour Siouxsie, nous a considérablement baissé le son.
Est-ce que le Alain Seghir de ces années a gardé les mêmes influences musicales que celui d’aujourd’hui ? Plus largement qu’est-ce qui t’inspire ?
J’ai toujours eu des goûts très éclectiques et une grande curiosité musicale. J’ai gardé les mêmes dispositions, en ayant écouté entre-temps des milliers de disques supplémentaires. Je pense d’ailleurs que ce qui m’a permis de supporter la longue période de mise en stand-by de Martin Dupont, c’est d’avoir toujours acheté énormément de disques, que j’écoutais du matin au soir.
J’ai lu quelque part une formule assez souriante à ton sujet : "Alain Seghir, blouse blanche OU blouson noir ?" Blouse blanche ET blouson noir serait sans doute plus juste ! Comment gères-tu ces deux pans de ta vie qui à priori n’ont rien de convergents et qui probablement constituent un vrai exercice de contorsionniste ?
Heureusement qu’il y a la passion pour les deux domaines qui me porte car l’exercice est effectivement assez difficile, notamment parce que j’ai une spécialité chirurgicale qui réclame de programmer les interventions dans des délais raisonnables en fonction des pathologies. Par ailleurs, tout patient opéré nécessite un suivi dans des délais adaptés, tout comme il faut être aussi capable de gérer les complications éventuelles. Comme disait mon vieux patron marseillais : "il n’y a que ceux qui opèrent avec la bouche qui n'ont jamais de complications."
Gérer ces contraintes avec les répétitions est d’autant plus difficile que nous sommes aujourd’hui basés en Normandie et que Beverley vit à Londres et Brigitte à Marseille.
Si "nul n’est prophète en son pays", on peut néanmoins se demander comment un groupe comme Martin Dupont, resté longtemps un peu confidentiel dans la cité qui l’a vu naître, est devenu une formation mythique hors de ses frontières, avec un son passé à la postérité.
Quel regard portes-tu sur ce hot paradox et plus largement sur la trajectoire de ton groupe ?
J’ai toujours été très mélomane et la musique a toujours accompagné mes émotions, ne serait-ce que dans ma tête. Quand j’ai commencé Martin Dupont, je n’avais pas le projet de devenir un groupe et d’être reconnu, j’avais juste besoin de drainer mes émotions dans la musique. Je n’avais donc pas du tout l’idée de monter un groupe avec des rôles définis mais plutôt le cœur à inviter les gens que j’aimais bien à jouer avec moi, il y avait bien sûr la constance comme avec Catherine qui était ma petite amie ou Brigitte, avec laquelle j’ai toujours eu une profonde amitié ; mais il y avait aussi des gens de passage que j’invitais sur un morceau, juste parce que je les trouvais sympas. Donc, et pour répondre à ta question, c’est peut-être cette prévalence de l’émotion qui expliquerait ce phénomène.
À la formation initiale qui regroupait - et regroupe encore aujourd’hui - autour de toi, Brigitte Balian, Beverly Jane Crew et Catherine Loy, se sont ajoutées depuis trois ans les compétences de Ollivier Leroy et celles du binôme Sandy Casado et Thierry Sintoni, de Rise And Fall Of A Decade / Girls Like You. Comment chacun participe-t-il au processus créatif ?
Thierry est un excellent musicien, j’ai tous les albums de Rise And Fall Of A Decade et j’adore Girls Like You, et il maîtrise très bien les outils numériques, quand moi j’ai toujours travaillé avec du matériel analogique. La magie de notre collaboration tient dans le fait que nous sommes très ouverts tous les deux, sans problèmes d’ego. Nous avons un vrai plaisir à travailler ensemble.
Sandy, dont j’aimais déjà la voix sur Rise And Fall Of The Decade, propose une palette élargie chez Martin Dupont et une intrication parfaite avec la voix de Brigitte autant que la mienne. En plus, elle est très travailleuse et appliquée. Je suis ravi de cet apport qui enrichit nos parties vocales.
J’ai toujours eu beaucoup d’estime pour l’éclectisme et la qualité des réalisations musicales d’Olli et je considère que j’ai beaucoup de chance que mes compositions lui plaisent, assez pour s’investir dans Martin Dupont, au détriment quand même de ses autres projets. Comme avec Thierry, c’est un plaisir de travailler avec lui, il écoute, propose, et il s’intègre sans le moindre problème d’ego. En plus, c’est un grand professionnel ! De leur côté, Brigitte et Beverley ont bénéficié des possibilités numériques pour travailler à distance et nous rejoignent avec la même fraîcheur et la même implication qu’à l’époque pour caler leurs parties.
L’opus Kintsugi sorti ce mois de février vient compléter les albums Just Because, Sleep Is A Luxury, Hot Paradox en proposant des réarrangements luxuriants et maitrisés d’anciens morceaux. Pourquoi être reparti de l’existant pour cet album ? Etait-ce une manière pour le nouveau line-up de faire corps et d’enrichir le son natif de Martin Dupont avant d’entamer la création de nouvelles compositions ? Ou est-ce une manière de conjurer "l’ignorance publique" dont vous avez fait l’objet par le passé et redonner une visibilité légitime à votre musique qualitative ?
J’ai toujours été tellement motivé pour faire des nouveaux morceaux que j’avais tendance à ne pas me donner la peine de peaufiner ou finaliser un morceau pour pouvoir vite en créer un nouveau. Avec l’arrivée des nouveaux membres, j’ai d’abord eu envie de finaliser un travail que je n’avais pas complètement accompli.
Le Kintsugi est une technique japonaise ancestrale qui consiste à réparer un objet céramique en soulignant ses lignes de failles avec de la poudre d’or au lieu de les masquer…. c’est finalement tout un art de la résilience sublimée, si l’on y regarde de près. Y-a -il un message subliminal derrière le choix de ce nom ? Y a -t-il quelque chose qui se répare chez Martin Dupont aujourd’hui pour poursuivre l’aventure sonore ?
Oui la métaphore me convient parce que j’ai effectivement l’impression que le travail appliqué que nous avons fait sur Kintsugi a réellement sublimé des compositions que j’avais laissées en friche.
Après les concerts qui ont signé le retour de Martin Dupont le 21 janvier dernier dans la cité phocéenne et le 12 février à Paris, le groupe se prépare pour une douzaine de dates en Europe et Outre Atlantique au printemps 2023. Dans quel état d’esprit êtes-vous tous ?
À la fois épatés car c’est une aventure incroyable qui s’est mise en place spontanément sans que nous l’ayons vraiment imaginé, anxieux aussi car nous devons une exigence de niveau qui donne le sentiment que ce n'est jamais assez bien ; et quand même excités, car ça va être un périple fascinant et, j’en suis certain, l’occasion de belles rencontres.
Comment vois-tu l’avenir de Martin Dupont ? Des projets en perspective après la tournée américaine ?
On trépigne tous pour se lancer dans le prochain album, et en même temps nous souhaitons mûrir et enrichir nos prestations scéniques, notamment sur le plan visuel ; mais les choses vont certainement se faire petit à petit, à l’occasion des rencontres et des collaborations, qui ne manqueront pas.