Il y a toujours cette appréhension face à… vous savez, ce truc, "l’album du retour". Un vent mauvais point et nous fait craindre tout et n’importe quoi, avant même que nous posions le disque sur la platine. Du temps a passé depuis la dernière fois, l’énergie a forcément changé, de nouveaux musiciens entrent. Retrouverons-nous la vibration ? Hésitation à poser le disque, désir et peur en mélange à sentir une force nouvelle germer, à l’intérieur, justifier que cette chose revienne, raviver ou, horreur !, estomper l’ADN. Cette chose saura-t-elle inscrire ses lettres à notre présent ?
Faites confiance à l’expérience et à un désir : celui de faire. Kintsugi, de Martin Dupont, dissout les appréhensions dès la première écoute. Le groupe originaire de Marseille et reconfiguré autour du chirurgien (c’est son métier) Alain Seghir ne sonne pas comme dans les années 1980. Heureusement. Mais il propose, au bout de trois ans de travail, une nouvelle collection assez… exemplaire.
Alors nous les reconnaissons, oui. Brigitte Balian est toujours là, Beverly Jane Crew idem (saxophone ténor, clarinette, chœurs), et même Catherine Loy est de retour. Que demander de plus ? Eh bien des compétences additionnelles : autour du noyau historique s’activent Ollivier Leroy (assistance scénique) et le binôme de Rise And Fall Of A Decade / Girls Like You : Sandy Casado (voix, synthés) / Thierry Sintoni (programmation, guitares, arrangements additionnels). En, 2023, le son de Martin Dupont reste éminemment expressif, synthétique et… dansant : la nouvelle version de "Nice Boy" (inédit croisé dans sa mouture première sur la compilation Des Jeunes Gens Mödernes vol. 3, en date de 2020) mute en 2023 en petite dynamite dark synth-pop élancée. Elle emporte tout sur son passage, et ce "Nice Boy" restera comme l’une des lumières noires de Kintsugi. "Your Passion", à l’inverse, fait le groupe matérialiser secrets et aspirations intérieures. Le son est lent, hypnotique, ténébreux. Une fascination vous consume, ponctuée par les cuivres de Beverley Jane.
En trois albums (Just Because, Sleep Is A Luxury, Hot Paradox) et sans manières, dans la simple intention de produire un son à part mais rapatrié vers la new wave par le commentaire, Seghir & co. laissèrent une œuvre spontanée, protéiforme, mélange de tensions et de glace. Avec Kintsugi, et après des années passées à assister à la persistance d’un mythe autour de leur musique (samplée, reprise, compilée, etc.) ils complètent l’inventaire par une œuvre aux reliefs bien finis, sentie et minutieuse. Il y a du détail, de la production. Alors Martin Dupont a changé, les mélodies ne sont plus si branlantes, il n’y a plus l’apparente maladresse qui a pu charmer un temps, mais une maîtrise. Le groupe conserve du style et maintient vis-à-vis de lui-même un niveau d’exigence fort avec le cru 2023. Il le prouve par des remakes sentis ("Bent at the Window", "He saw the Light") et pour certains d’entre eux trouve le moyen de sublimer ces choses restées à part, disséminés par exemple sur une compilation telle qu’Inédits 81-83 ("No Hands", "Not such a Joke").
Avec Kintsugi, Martin Dupont ambitionne de redonner visibilité à un son qui a toujours plus fasciné ses adeptes que le grand public, mais sortir de l’ornière est peut-être à ce prix : celui d’une réinvention. Qu'elle porter plus en lumière ce groupe que le label français Infrastittion, il y a quelques années, disait avec justesse avoir "le ratio qualité musicale / ignorance publique le plus élevé" qu’il connaisse. Kintsugi : un vrai, beau album du retour - en espérant que la prochaine étape, si elle doit arriver, verra ce line-up concentrer ses forces, se dépasser et accoucher d’une entière collection de choses véritablement nouvelles.
