Malicieusement sous-titrée "Poetry strikes back", la somme À Travers Tout est une traversée des états d'âme et de création du poète expérimental Mathias Richard. Regroupant par ordre chronologique des textes et autres formes inventés entre début janvier 2014 et fin décembre 2019, ces actes témoignent souvent directement de ce que signifie l'action créatrice pour Mathias, déjà auteur ou co-auteur d'une dizaine de livres.
C'est réellement un frottement et un grincement qu'il aurait peut-être aimé plus fluides, mais qui lui permettent, par leurs fulgurantes douleurs d'enfantement, de se creuser. Le corps agit sur sa création et ce sont donc ces années de fouillis qui l'ont amené à se positionner de plus en plus comme performeur, lecteur, interprête et musicien de ses mots / maux. Son projet musical R3PLYc4N a donné vie à des mises en espace et sons plus poussées de ses textes. Au-delà de l'illumination rimbaldienne ("On doit tous travailler à être méthodiquement les plus illuminés possibles."), force est de constater que l'élan permanent de Mathias se fait dans le travail, les contraintes, les abnégations.
Quand bien même ces six ans ont été une mise en pratique de formes nouvelles, de leur naissance à leur exploitation assidue, puis de leurs variations jusqu'à leur abandon, Mathias le Mutantiste (il donne à un cousin une définition simplissime de ce courant artistique et social) s'efforce en parallèle de ne pas céder à la forme et aux injonctions. Il agit donc par effets de mode sur lui-même, proposant sa propre analyse des éléments tour à tour mis en jeu dans ce recueil. En fin de livre se trouve ce que je considère comme un manuel de contraintes et recettes à mettre en place, à exploiter, puis à saccager.
Abnégations car le poète artiste vit pauvrement dans Marseille, avec des voisins pénibles. Les visions qu'il a du trottoir sous sa fenêtre ont parsemé ses publications en réseaux sociaux, et le plaisir est là de sentir ce qu'il a pu tirer, texte après texte, de cette ville, exutoire, pénitencier, jardin de jeux et maison de fous. Il faut vivre, et les bruits, les odeurs, les couleurs apportent leurs lots de consolation. L'hypersensible à l'hyperconscience a trouvé là son terrain de Je. Les errances ont conduit à un port d'attache, cette cité aux mille visages qui colle si bien aux projets de l'auteur. Sans Marseille, pas de Ric(h)ard, et tant mieux s'il se "ronge les angles" ! La liberté a un prix, rappelé sans ménagement, perturbant sans cesse et faisant trébucher la santé mentale. Sans ces textes, Mathias aurait-il été interné ? Il y a du Artaud chez lui, pour sûr.
Mais il n'en joue pas. Il n'a pas cette figure du poète maudit, trop d'humour pour ça, trop de refus du sérieux, trop de douceur sous la colère.
Il est saisissant de voir qu'au moment où Mathias vit pleinement la poésie, le petit-fils de Tristan Tzara est rédacteur en chef de Téléfoot et producteur à TF1. C'est dit dans ce livre. L'aculturation n'a jamais été aussi grande, rejetant hors des cerveaux L'Odyssée, La Bible et L'Iliade. Les moustiques auraient-ils eu cette capacité fantasmée d'aspirer les pensées ? C'est suggéré dans ce livre.
Face à ces contingences, la folie n'est jamais loin et plusieurs textes azymutés bousculent les codes mentaux, tel ce sac qui suit l'auteur ou ces nano-lesbiennes dont la pensée le hante. Il cherche et trouve le vertige, l'hypnose, basculant soudain dans des ralentissements, des "trips de calme", aussi forts qu'une joie pure.
Pour se poser et trouver source, il y a la musique ("une des rares choses qui ne t'a jamais déçue"), inventée comme ce freedeath, ou samplée sur la série (magnifique) des French Poems, une sélection scansion de vers fétiches des nouveaux standards du rock mondialisé. Une jouissance pour le lecteur dont le cerveau chante silencieusement en parcourant les lignes, ingérant automatiquement les riffs qui accompagnent les mots, téléscopant des dizaines de tubes. Il y a aussi ces changements de sexe, fréquents, où une Julia alter-égale s'immisce dans l'énonciation ; la danse également et le changement de soi ; l'amour et le couple qui forment un décor émotionnel intense et un contrepoint aux quelques vulgarités qui prennent place.
Bien sûr, je pourrais pareillement énumérer les formes prises par ses textes, les didascalies qui aident à sentir les performances, mentionner les cut-ups d'informations, la répétition de vers samplés d'un texte à l'autre pendant une période donnée de quelques semaines sans doute, les variations autour d'un mot ou d'un son au point d'en épuiser le signifié et le signifiant jusqu'au bourrage de crâne... avant de dévier brusquement ! Ces astuces et défis héritées d'Oulipo et des avant-gardes plus anciennes donnent aux textes leur cohérence, leurs échos, leur efficacité. Il s'agit de (se) reconstruire à une époque où la poésie n'a plus rien à vendre, plus rien à prouver.
Dans le terrain de jeu hyperfréquenté de la poésie contemporaine, les écoles n'existent plus vraiment. Il y a des affinités, des amitiés, des lieux physiques ou virtuels où des associations de noms se mettent en place. Des phénomènes de bandes, des cénacles autour de figures totémiques (souvent reniées par ces propres divinités au Panthéon de nos émotions), des éditeurs et des revues, des petits cercles vivotant de commandes, de subventions, de défraiements, bien plus rarement de vente de livres. Ce serait l'objet d'un autre article que de dresser une carte de la poésie d'aujourd'hui, générationnelle, géographique, idéologique et pratique.
D'autres ont saisi quelques-unes des créations de Mathias, devant lui, offrant à l'artiste cette jouissance de se voir déposséder de son œuvre pour la voir remuer dans une bouche différente.
Les années difficiles se succèdent, mais la parution de ce livre joue comme une balise, porte traces des efforts et des réalisations. Mathias Richard a sa pleine place dans ce monde, à l'écart et avec eux, cavalier fou suivant ses propres diagonales, survivant et mutant bariolé au crâne rasé et au visage grave et souriant.
"(...) je pourrais être jardinier, policier, agent secret, révolutionnaire, voyageur, écrivain, sportif, fou, raisonnable, organisé, convaincu.
Le drame de pouvoir tout être, et de n'être constitué pour rien de précis."
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Un numéro spécial de la revue FREEING [Our Bodies], le numéro 19, sera entièrement consacré à Mathias Richard. Parution prévue au premier trimestre 2023.