Non, non, non ! Ce livre n'est pas une analyse rétrofuturiste sur le mouvement cyberpunk. Le titre est bien issu du texte, mais c'est une allégorie sarcastique sur le port du masque et les atours revêtus par certains corbeaux lors de soirées gothiques...
En revanche, ce livre est bien centré sur l'année 2020 et la décadence collective qui l'a accompagnée. Toutefois, ce destin commun ne forme pas chœur collectif : Mathias, le poète narrateur, a vécu bien seul ces mois de pertes de repères. Il a tenu une sorte de journal de bord, composé de post-poèmes mutants, de réflexions, de constats, de petites annonces (le tragiquement drôle "J'ai perdu ma joie de vivre") et de cris arrachés au terrifiant vide.
Par un malheureux hasard – qu'on appelle parfois la guigne – Mathias avait subi début 2019 un enchaînement de maladies respiratoires, l'obligeant à suspendre les soirées festives enfumées. Il n'était pourtant pas préparé. Qui l'était ?
Le mutantisme théorisé et pratiqué permet de mesurer l'étendue des dégâts. Ainsi, le texte débute par la mention : <<ystème
Mécaniquement, l'homme relié à son traitement de texte va dire. Ecriture post-automatique, certifiée vraie. Un état des lieux dans lequel "chaque crise est l'occasion d'une accélération des formes les moins humanistes de la vie en commun."
L'impression, grasse et noire, renforce l'impact du choc que font ces mots jetés sur les pages.
Le narrateur aurait préféré panser son temps sans trop penser, en évitant les troubles que cela engendre chez lui. Mais ses yeux voient les passants collés à leurs écrans, pendant ces quelques heures de promenade autorisée. D'autres, cloîtrés, regardent des séries ou bien jouent aux jeux vidéo, tandis que le narrateur se perçoit comme un personnage non-joueur : "des zombies regardent des films de zombies."
La pression de la fermeture est douloureuse, la scansion dans le poème "Fermez" crée l'hypnose et la saturation, conjuguant tout ce qui peut être condamné sans réussir à conjurer l'angoisse qui monte : "(…) fermez, fermez, fermez tout, fermez les formes, fermez les forces ; jusqu'au néant, jusqu'à ce que tout devienne strictement immobile, jusqu'à ce que tout soit strictement séparé, jusqu'à ce que tout soit bien rangé et plongé dans des ténèbres complètes, jusqu'à ce que tout soit rien, calme, que cela ne respire plus, que rien ne passe ni dans un sens ni dans un autre, que rien, que rien ne se passe, que plus rien ne se passe, et tout cela, et tout cela, Au Nom de la Vie. (...)"
La poésie est œuvre de libération alors que tout a été comme préparé pour cet enfermement dans un cocon personnalisé. Seuls les éboueurs sont visibles. L'écriture se pose sur ce paysage désolé, comme une prière, une célébration, un adieu aussi à ce qui s'est enfui, à ce qui s'enfouit.
Le lien du couple est un naufrage et les deux amoureux survivent sur leur petit canot, tant bien que mal, semblables à "deux oiseaux blessés par la vie. On n'a plus qu'une aile chacun. Mais quand on est ensemble, on arrive parfois à se protéger l'un l'autre et à voleter ! Parfois..."
La scansion, encore, l'emporte, sur le joli "Je veux te dire" et ses variations martelées par l'amour, porte d'entrée ouverte, sans que le pas soit franchi.
Un bilan trace sa plaie : l'écriture est un emploi sans maître, cruel et chronophage : "Et les activités d'écriture et de création sont, par rapport à tout ce que j'ai connu, les activités les plus exigeantes et difficiles qui soient, qui demandent le plus de rigueur. (Elles sont les plus difficiles car c'est juste entre soi et soi, il n'y a personne pour siffler la fin de la journée, pour établir les règles et les critères, que cela soit réussi ou pas réussi)."
Les images fusent, sursauts créatifs réguliers, liens avec soi et une certaine histoire de la poésie : "La civilisation est fluorescente d'argent-énergie.
J'ai fait une sieste d'éveil au milieu de la nuit.
Je grandis, et mes soucis grandissent avec moi. Des ptits pétales, sur un corps total."
Le format de la chanson performance s'huile de nouveau, avec l'avènement de l'automne ("Mix 01 (12.09.20)"), complété par une rallonge avec l'insert de textes plus anciens, orphelins à l'heure de leur rédaction, proches de l'état d'apesanteur ici dessiné. Les phrases lapidaires cernent le propos et font mal.
"À une époque, j'étais meilleur pour la joie que pour la tristesse. On dirait que ça a changé."
Ainsi, page après page, le narrateur se maintient, garde contact avec qui il est, ce qu'il est dans le processus d'écriture et de passation aux autres :
"Je relis mes anciennes interviews pour me souvenir de qui je suis."
Il se rappelle du rêve des années 1970 qui l'a vu naître, des utopies qui guidaient la vie de son XIX° arrondissement parisien, de sa perception "des choses fortes, solaires, vertigineuses, complexes, lumineuses, ondoyantes, éclatantes (comme des pierres de verre rouges transparentes frappées et traversées par des rayons)."
En attendant de repartir sur scènes, de partager, de communier.
Cet ensemble de textes fait sens dans l'instant de sa publication. Les passages fulgurants se fraient un chemin dans l'accumulation et le récit passe par plein d'états et de formes. L'ensemble fait sens et c'est un journal de bord qui change de ce qu'on a et qu'on va avoir. Il est un écho, une marque de ce qui s'est joué, un carnet de voyages intérieurs, un b(r)ouillon de vie sans prétentions, mais important, publié et non oubliable, nécessaire dans l'œuvre produite depuis tant d'années :
"De 'publié' à 'oublié', il n'y a qu'une lettre ! (Et vice-versa)."