"Sans les passionnés, les passeurs, les artistes comme ceux que je viens de citer, nous ne serions rien. Ce sont eux qui possèdent les clés pour entrer dans des mondes qui nous aident à comprendre la complexité de ce que l'on vit. Et la magie de la connexion entre les hommes est peut-être la transmission de cette mémoire. (…) La soirée dans ce bar m'avait fait prendre conscience qu'au sein de l'atroce peut naître la beauté et qu'une douleur partagée, expiée sous forme rituelle, n'est pas la même chose qu'une souffrance solitaire, refoulée (…) C'est pourquoi on lit des romans, on va voir des expositions, on regarde des films ou on écrit des livres comme celui-ci."
Notre collègue Maxime commence son travail avec une présentation de son propre parcours, pointant des faits qui deviendront des similitudes avec l'éditeur de DVD Potemkine.
Maxime s'est immergé dans la culture par les marges ; loin des cinémas, l'accueil de films renversants s'est fait par quelques séances télévisées, puis par les VHS glanées ; enfin l'arrivée du DVD a permis l'ajout de bonus que ne contenaient pas les VHS, a autorisé les versions originales et a donné accès à un chapitrage, ô combien plaisant pour qui souhaite revoir et analyser des moments.
Ainsi ce support (et le blu-ray, que je ne connais toujours pas) a éveillé et continue de nourrir une culture cinéphile chez les passionnés. Évidemment, la disparition des cinés art et essai et des séances spéciales dans des salles de cinémas de moins en moins présentes sur le territoire, a trouvé avec le DVD une substitution fiable ; substitution que n'autorise pas le faible choix des chaînes de VOD aux choix très grand public.
Avec cet ouvrage, s'ouvre un monde pas forcément connu des néophytes, celui des éditions luxueuses et attractives. Le DVD, par ailleurs moribond, garde ici son rang d'objet culturel à part entière et se le gagne à force de travail et de passion. Il devient objet de collection, voire collector. Ce rapport à l'objet est une attitude qui souvent sonne décalée lorsqu'on lit ces pages, tant le pessimisme des uns et des autres intervenants est fort. Ils sont conscients de représenter une minorité, de défendre une vision de l'art cinématographique en régression totale. Alors que les coffrets de gros blockbusters se succèdent (Noël et les Harry Potter, les Star Wars, Game Of Thrones et autres sagas), le marché du film d'auteur est en plein marasme (hors des moments telles les Rencontres Du Film d'Art au Régent de Saint-Gaudens pour citer une initiative de mon environnement proche qui fait le plein). Fort heureusement, cette catégorie minoritaire de spectateurs, créateurs, gestionnaires, archivistes, hackers et pirates*, universitaires et distributeurs se connaissent, se retrouvent et se soutiennent.
Potemkine a sorti son premier DVD en 2007, le film Requiem pour un Massacre d'Elem Klimov, devenu une référence et un atout économique pour l'éditeur (réédition au fil des ans). En parallèle à l'épopée de Potemkine, on assiste à un résumé de la dématérialisation, du streaming et des chaînes et sites de VOD... Posséder un film revient à une sorte de fétichisme qui, on le comprend, ne doit pas devenir obsolète sous peine d'une coupure avec l'Histoire du cinéma et avec la survie des œuvres d'art accumulées depuis plus d'un siècle.
On lit des témoignages de personnes qui offrent des DVD, qui les regardent de multiples fois, qui s'en inspirent, qui commentent des films. Ils vivent des rêves de gosse devenus réalité en obtenant les droits d'une œuvre, en dénichant des inédits (courts-métrages, films jamais joués depuis leur sortie, interventions et commentaires...), en restaurant des images, des bandes-son, en proposant leurs propres choix de partitions (pour les films muets notamment), en ajoutant des goodies, des coverpacks ou même des livrets de taille imposante. Mieux encore : ils associent les films pour des intégrales jamais vues ou des compositions duelles.
Tout en racontant cette histoire parallèle d'un déclin, d'une survivance et d'une lutte constante, Maxime Lachaud élabore une thèse sur le cinéma-trip, le cinéma hypnagogique. On aborde ainsi le rêve, la psychanalyse, l'onirisme en comprenant que le faiseur d'images et de sons n'a pas à reproduire le réel, mais bien à en donner une vision fantasmée qui n'existe pas dans la vie de tous les jours. C'est un cinéma décalé, parasite, une porte ouverte sur l'inconscient et les multiples possibilités de faire vivre quelque chose qui ne peut exister sans ce média artistique. Les effets sur le spectateur sont démultipliés et les films qui changent une vie se succèdent, imposant des regards, des visions du monde, des rapports à l'Homme, à la Nature, à la Mort et à la Sexualité qui font sens.
C'est une grande chance pour Potemkine que d'avoir eu comme stagiaire un Maxime Lachaud. "Stagiaire" parce que, parfois, la manière de présenter le travail m'évoque les rapports de stage des élèves lorsqu'ils visitent une entreprise. En béotien du DVD (mais pas du cinéma), j'ai découvert les nombreux métiers qui se cachent sous ce logo au K inversé et les contraintes qui y adhèrent solidement... "Stagiaire" aussi parce qu'il ne fait pas partie de l'équipe Potemkine et apprend aussi à leur contact. "Une grande chance" enfin, parce que Maxime est un forçat capable de trouver des semaines et des semaines pour s'immerger dans un projet (trois ans pour celui-ci ?), qu'il est un intellectuel qui va au bout de ses réflexions et fait surgir des combats intérieurs, des révélations essentialistes chez les interviewés au cours d'entretiens denses, justes et profonds. Plusieurs se livrent avec un plaisir évident, tels Yann Gonzales, Harmony Korine, Lucile Hadzihalilovic, Jan P. Matuszynski. L'auteur fait le lien avec ses (nos) propres références : Ian Curtis, Cabaret Voltaire, In The Nursery, Psychic TV, etc. ; il s'offre aussi le luxe de critiques négatives (comme avec Poussières d'Amérique), ce qui renforce les moments où il acclame le travail fait, valorisant ainsi le coffret Herzog n°3.
La notion de cinéma indépendant est clairement décortiquée : cet art si cher à produire nécessite des soutiens de poids (merci encore agnès B. !), des compromis, l'élaboration de coups marketing pour tenir et sortir ce qu'on aime. La censure se renforce (Lars Von Trier en fait les frais), les effets de mode défont des carrières (David Lynch au cinéma est-il aussi joué que dans les années 1990?). Les magazines de cinéma grand public sombrent, la cinéphilie régresse au profit d'une consommation du film comme passe-temps. La distribution en salles est un incessant rapport de force, les festivals ne jouent pas leur rôle, privilégiant les grosses pointures. Les chaînes de télé se perdent et les films lentement s’autodétruisent au fil des années qui passent. Des œuvres sont claquemurées, piégées dans des armoires par des demandes de droits financiers totalement démesurées...
Maxime dresse la liste des films et DVD qu'il préfère chez cet éditeur. Que dire ? Que j'y apprends ce qu'est « l'heure bleue », ce moment où les oiseaux de nuit cessent de chanter et où les oiseaux diurnes n'ont pas pris le relais. J'enchaîne comme un fou les prises de notes sur la somme gigantesque de films qu'il faudrait que je vois (alors même que je suis un cinéphile largement au-dessus de la moyenne sur les années 1980 et 1990). J'entrevois avec frayeur le nombre d'heures nécessaire pour appréhender une œuvre en dévorant ses bonus, moi qui n'ai toujours pas attaqué les 12h30 de Out 1 : Noli Me Tangere de Jacques Rivette ! Et puis, sournoisement, vacille mon esprit, tant la fermeture des lieux culturels est une salissure sur nos rythmes de vie. Le livre lorsque je tourne ses pages, se fait testament, ode à une époque presque révolue.
Arrivent alors les sauveurs élégiaques : dans une troisième partie, dix-huit personnalités génèrent leurs propres sélections, puissantes et évocatrices. C'est soudain revigorant. On saisit la force qui irradie de ces gens et le don que nous offre Maxime en ayant recueilli ces témoignages inédits. Par contre, la partie sur les graphismes m'a le moins intéressé : malgré une qualité de reproduction parfaite (merci encore une fois à l'éditeur ROUGE Profond de soutenir des livres comme celui-ci), c'est un aspect qui me semble plus commercial et esthétique que purement artistique, sans doute parce que mon propre parcours m'a fait grandir avec un père graphiste : je connais cette histoire-là.
En dépit de cette dernière remarque, Potemkine n'est pas qu'un faiseur de boîtiers et de ronds en plastique : l'éditeur défend une ligne éditoriale au même titre qu'un éditeur (qui n'écrit pas les livres qu'il publie) ou qu'un label (qui ne joue pas non plus la musique présente sur ses disques). Potemkine libère des films que sans lui on ne verrait pas, ou qu'on ne verrait pas de la même façon (qualité de la copie, bonus...). De plus, Potemkine organise des rencontres dans sa boutique. Cette activité d'éditeur est loin d'être terre à terre et factuelle (même si c'est le gros du travail), la passion permet de survivre aux aléas d'un monde du cinéma très dur et dont l'avenir se joue au présent imparfait.
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* même la Cinémathèque reconnaît la nécessité des sites de partage illégaux, tant la préservation d'un patrimoine passe par ces gens qui donnent à voir des versions rares et aident à une conservation plurielle de joyaux qui, sans cela, disparaîtraient dans les prochaines années.