En s'associant à Kino Lorber Classics, l'éditeur français Re:voir propose enfin une édition digne de ce nom de l'œuvre d'une grande figure de l'avant-garde cinématographique américaine des années 1940 et 1950 : Maya Deren. Il est à préciser de suite que ce travail anthologique s'adresse aux personnes comprenant la langue anglaise, même si la plupart des films sont muets et si Divine Horsemen : The Living Gods Of Haiti bénéficie d'une voix off française. Mais étant donné que les grands chefs-d'œuvre de la cinéaste, en particulier la trilogie d'autoportraits Meshes Of The Afternoon (1943), At Land (1944) et Ritual In Transfigured Time (1946), sont des films sans dialogues, cela ne pose pas vraiment de problèmes. Cela permet surtout de s'apercevoir de l'influence incroyable de ces films, que ce soit sur un réalisateur aussi respecté que David Lynch (Lost Highway, Inland Empire) que sur l'esthétique du vidéoclip.
Originaire de Kiev, Eleanora Derenkowsky quitte l'Ukraine avec ses parents en 1922 alors qu'elle a tout juste cinq ans. Se spécialisant d'abord dans la littérature, elle obtient un diplôme dans le domaine et s'intéresse notamment aux poètes symbolistes. Elle s'aperçoit néanmoins assez vite que les poèmes qu'elle écrit sont tous basés sur des images fortes. La caméra va être un moyen privilégié pour exprimer son art. Elle a vingt-cinq ans quand elle se lance, en collaboration avec son compagnon Alexander Hammid, dans sa première œuvre, demeurée sa plus célèbre : Meshes Of The Afternoon, pour un budget d'environ deux-cent-cinquante dollars, ce qui l'amènera à dire qu'elle fait des films avec ce qu'une production hollywoodienne dépense pour le rouge à lèvres. Il est d'ailleurs ironique que la location d'Hollywood soit mentionnée au début de ce court métrage. C'est aussi avec ce premier film qu'elle va créer un mythe autour d'elle, en devenant Maya Deren.
S'inspirant à la fois de la psychanalyse et de l'approche surréaliste des rêves, elle établit avec Meshes Of The Afternoon les bases du "cinéma de transe" tel que définit par le critique Adams Sitney dans son livre sur Le Cinéma Visionnaire. Le protagoniste, qui est souvent le cinéaste lui-même, part dans une quête intérieure à travers le monde des songes. Le film se situe ainsi dans ces espaces étrangement inquiétants entre le sommeil et l'éveil et nous confronte à la violence du subconscient et du mystère érotique. Deren se démarque d'une œuvre antérieure comme Le Chien Andalou (1929) car elle ne juxtapose pas des séquences à priori déconnectées. Au contraire, ici tout fait sens. Elle utilise les possibilités du médium cinématographique (ralentis, répétitions, jumpcuts, gros plans, inversions) pour créer un climat fantastique, angoissant, non sans lien avec le romantisme noir et l'idée du Dopplegänger ou la figure de la Mort au visage-miroir encapuchonné comme dans les clichés photographiques du maître du southern gothic, Clarence John Laughlin. Elle crée ainsi un lien fascinant entre l'imaginaire romantique/gothique américain et l'avant-garde. Les objets, à la forte charge symbolique (clé, couteau, miroir...), deviennent les projections extérieures d'un mal intérieur, et les critiques s'en donneront à cœur joie, notamment les interprétations féministes du film. Le montage hypnotise par sa musicalité alors qu'une énigme est mise en place par cette prolifération d'objets. De sa double fin à son allégorie du suicide, le film porte en lui une telle richesse qu'on pourrait le regarder plusieurs fois d'affilée.
De par ses variations et moments de réveil apparents à l'intérieur du rêve lui-même, Deren pose aussi un gimmick cinématographique dont il sera fait largement usage dans les films d'épouvante (la série des Freddy par exemple). Dans la lignée du Sang d'un Poète (1932), Deren et Hammid brouillent les repères en laissant l'espace architectural s'articuler autour de l'inconscient, même si Deren ne verra le film de Jean Cocteau que plus tard et qu'elle l'adorera, comme on s'en doute. Deren pose aussi ici les fondements de son "choréocinéma", elle-même passionnée par la danse. Par le biais du montage, un mouvement du corps peut faire basculer la protagoniste d'un lieu à un autre. La caméra se meut, participe à l'étourdissement et au sentiment de possession. Le "film de transe" se reconnaît par toutes ces caractéristiques (rituel, rêve, métaphore sexuelle...) et obéit aux états oniriques d'un réalisateur-poète somnambule. Les cinéastes expérimentaux de l'après-guerre y tireront une grande source d'inspiration : Kenneth Anger avec Fireworks (1947), Gregory J. Markopoulos avec Swain (1950), Stan Brakhage avec The Way To Shadow Garden (1954)...
Dans At Land, Deren ira encore plus loin, faisant de ce court métrage un véritable manifeste. Ici, la réalisatrice-protagoniste évolue dans des espaces disparates sans que personne ne fasse attention à elle. Elle passe d'une plage (le motif aquatique fait d'ailleurs le lien avec Meshes Of The Afternoon et Ritual In Transfigured Time) à la table d'un banquet pour ensuite revenir à l'extérieur. Le corps et la magie du cinéma se chargent de créer une fluidité narrative nouvelle, en multipliant les images fortes (la partie d'échecs en bord de mer qui annonce une séquence mythique du Septième Sceau de Bergman).
Le rapport à la possession et au rite de passage trouvera son apogée et sa forme la plus ambitieuse avec Ritual In Transfigured Time où la cinéaste-artiste laisse place à d'autres personnages, dont une mariée/veuve (Rita Christiani) qui évolue dans un état hypnagogique (l'utilisation du négatif pour transformer le noir en blanc est une idée simple et tellement efficace). Plus complexe, le film fait aussi appel à Anaïs Nin (qu'on retrouverait dans Inauguration Of The Pleasure Dome de Kenneth Anger) en initiatrice, et au danseur sculptural Frank Westbrook.
Le cinéma de Deren se tourne alors plus vers les mythes grecs (le mythe de Pygmalion notamment) et développe un intérêt pour le rituel en lien avec les codes sociaux (fabuleuse scène de cocktail où les gestes deviennent une danse rituelle et une chorégraphie collective). Ce travail trouvera sa concrétisation dans l'approche ethnographique faite au sein de la communauté vaudoue de Haïti pour le livre et documentaire Divine Horsemen (1947-1954). Sa quête de rendre perceptible ce qui relève de l'invisible prendra alors une orientation originale et on ne pourra s'empêcher de faire le lien avec Les Maîtres Fous (1955) de Jean Rouch, de par ces corps en transe aux mouvements hautement sexualisés et aux yeux exorbités.
Cet intérêt pour la religion et pour sortir la danse des salles de spectacle se fera néanmoins au détriment de la recherche cinématographique. Autant A Study in Choreography for Camera (1945) invente son propre langage, mais Meditation on Violence (1948) ou le ballet tourné en négatif sur fond de nuit étoilée dans The Very Eye Of Night (1958) n'ont plus qu'une valeur anecdotique aujourd'hui. On appréciera néanmoins la partition de Teiji Ito sur ce dernier et on signalera la présence de pistes audio jamais entendues auparavant en bonus à cette édition (aussi bien pour The Very Eye Of Night que pour Meshes Of The Afternoon qu'il mettra en musique en 1959). Il semble du coup dommage que certains travaux inachevés (par exemple Witch's Cradle [1944], en collaboration avec Marcel Duchamp) n'aient pas été retenus, plutôt que le film The Private Life Of A Cat (1946) pour lequel Deren n'a au final assuré que la voix off et qui, de par sa durée (une bonne demi-heure), prend trop de place dans une telle rétrospective en Blu-ray. Cela ne veut pas dire que ce dernier n'a pas d'intérêt (l'observation du rituel de naissance et d'apprentissage chez les félins), mais nous sommes tout de même très loin des innovations visuelles de Meshes Of The Afternoon.
Maya Deren a proposé des poèmes visuels qui nous amènent à repenser les liens intrinsèques entre le médium cinématographique et l'univers des rêves, entre la réalité objective et subjective. Décédée à quarante-quatre ans, on regrette qu'elle n'ait pu faire plus de films (elle avait beaucoup d'autres activités en parallèle et assurait la propre distribution de ses films, se déplaçant partout avec eux sous le bras et les accompagnant de conférences théoriques). Ces restaurations 2K demeurent, malgré les légères réserves émises plus haut, un pur régal pour les yeux, et on est heureux de posséder un objet qui compile les œuvres majeures d'une cinéaste dont il est difficile de faire abstraction.