Cette chronique est massivement entachée de l’ambivalence qui caractérise la relation de son auteur à Mayhem. Partant de là, inutile de tourner autour du pot : en faisant abstraction de l’histoire et de l’aura pestiférée du groupe, l’idée est que Mayhem ne s’est jamais remis de l’écrasante apogée que fut De Mysteriis dom Sathanas. Peut-être était-il simplement impossible d'invoquer une seconde fois ces vibrations maudites et cette conjonction presque métaphysique d'instincts. Peut-être est-ce la bifurcation immédiate vers de nouvelles formes musicales, comme en témoignent le sinistrement stérile Wolf's Lair Abyss EP et l'expérimentation radicale de Grand Declaration Of War, deux disques en soi de grande qualité. Depuis lors domine l’impression, sûrement biaisée mais quand même, que Mayhem se rend de temps en temps en studio pour expédier les affaires courantes. Si tous les albums possèdent leurs vertus distinctives, ils souffrent aussi énormément d'une espèce de torpeur désordonnée, étant tantôt trop digressifs, trop plats, trop laborieux, trop pompeux, souvent tout et rien à la fois. Ce manque général de constance ne s’est trouvé que renforcé lorsque Necrobutcher et ses collègues se sont jetés à corps perdus dans cette interminable tournée d’adoration de De Mysteriis Dom Sathanas. Ces shows étaient de superbes moments de fan service, aucun doute là-dessus ; mais à dire vrai, une ombre de suspicion est toujours présente lorsqu’un groupe, a fortiori encore en activité, choisit de prendre la route pour célébrer sa gloire passée. Au-delà du côté lucratif de l’entreprise, bien compréhensible, cela donne une certaine idée du niveau d’estime porté au matériel plus récent. Ainsi, alors que Darkthrone reste Darkthrone au bout de trente ans (quel album cette année encore !), nonobstant leurs propres évolutions, Mayhem donne quant à lui l’impression de s’être scindé en deux et d’avoir laissé son jumeau maléfique hurler à la lune (glacée) quelque part en 1994…
Le nouvel album met tout en œuvre pour reconnecter les câbles. Tous les chroniqueurs l’ont souligné et il n’est pas question de dire le contraire. Il n’est pas davantage question de sous-entendre que Daemon est l'une de ces tentatives désespérées de retour aux sources dont la saveur s’estompe plus vite qu'un mauvais chewing-gum. La minutie des arrangements, les signatures rythmiques aventureuses, ou encore le spectre vocal de mutant d'Attila Csihar, au top dans ses élans opératiques, sont autant de traits qui définissent sans ambiguïté un album conçu et emballé dans la seconde décennie du XXIe siècle. Mais les passerelles qui conduisent de Daemon à son éminent précurseur sont tout aussi difficiles à ignorer : des guitares mordantes à un tempérament foncièrement hostile en passant par le retour à des paroles morbides et occultes... L’album n’est pas une citation, c’est la reconquête obstinée d’un territoire. Le son organique de la batterie est une touche bienvenue. Apparemment, elle a été enregistrée dans une église et le trig a été laissé de côté, c'est donc un son atypique et franchement seyant que nous offre Hellhammer. Un autre avantage de taille est qu'aucun morceau ne s’attarde plus que nécessaire, malgré la durée intimidante de l’album : près d’une heure. La contrepartie malheureuse est que cette décharge hyper-concentrée de musicalité venimeuse passe en coup de vent sans que l’on parvienne à accrocher assez de parties mémorables pour en faire un album emblématique, sans même parler d’un classique. C’est un album de Mayhem, en somme, pour rester dans le cynisme.
Daemon remplit les objectifs énoncés par le groupe lui-même (lire les déclarations promo) avec un certain brio, grâce à une attitude inflexible et un savoir-faire ayant peu d’équivalents. Mais il ne parvient pas à faire oublier que le Mayhem d'aujourd'hui est essentiellement un VRP de talent pour sa propre légende. Il est très possible qu’avec un peu de persévérance, l’album s’avère plus apte que ses trois prédécesseurs à ne pas entrer par une oreille et sortir par l’autre. L’envie de lui laisser sa chance est en tout cas présente. Le temps sera juge.