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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
26/07/2024

Mira Ceti

"[En compagnie de Heilung,] j’ai su que j’avais trouvé mon clan"

Genre : ambient / dark folk
Photographies : Gilles Dantzer / Ruben Terlouw
Posté par : Guillaüme Gibeau

La musique de Mira Ceti est à la fois tellurique et céleste. À la fois minimaliste et pourtant pleine et entière. Une musique vocale, belle et spirituelle, hors du temps et terriblement contemporaine qui puise dans les traditions de différentes civilisations et qui éveille en nous un sentiment enfoui, caché.

Obsküre : Bonjour, et merci d’avoir accepté cette interview. Peux-tu, en guise d’introduction, nous présenter la création de ton projet Mira Ceti ?
Mira : Mira est avant tout mon prénom, et Mira Ceti mon identité de chanteuse. Ce projet reflète donc qui je suis et évolue en même temps. J’ai commencé par chanter des chants traditionnels et sacrés seule avec mon looper. Puis j’ai été rejointe par n.hir, qui est sound designer, musicien et producteur qui m’accompagne maintenant sur toutes mes créations. Il est la face cachée qui apporte ce côté expérimental au projet.

Ton parcours est précoce et éloquent, car tu rejoins très jeune le chœur d’enfants Sotto Voce, avec lequel tu te produis en France et à l’étranger. Puis tu poursuis ta formation auprès de l’ethnomusicologue Martina A. Catella, spécialiste des formes poético-musicales du monde musulman et asiatique, ainsi que des usages et techniques de la voix dans le monde. Tu prolonges cette démarche en rejoignant en 2015 l’Institut international de chant sacré pour devenir l’élève de la chanteuse franco-libanaise Sœur Marie Keyrouz. Qu’est-ce qui t’a donné envie de faire de la musique et d’en faire ton métier ? Est-ce que ton parcours s’est créé au fil des découvertes ou était-il dès le départ tracé comme une évidence ?
Mon désir de devenir chanteuse professionnelle est venu naturellement. Après près de dix ans sur scène en tant qu’enfant et adolescente, il m’était difficile d’imaginer de faire autre chose de ma vie. J’ai d’abord suivi des cours en chant lyrique au Conservatoire avec un intérêt pour la musique ancienne, mais la manière dont l’enseignement était structuré et le haut degré de compétition ne me convenaient pas du tout. C’était très douloureux, et c’est ça qui m’a poussé à chercher des professeurs avec une autre pédagogie. L’école de Martina A. Catella m’a apporté cela : un enseignement complet et clair sur le plan technique, fonctionnant avec bienveillance sur le principe d’une transmission orale. Ensuite j’ai découvert le chant byzantin chanté par la voix de sœur Marie Keyrouz, et j’ai eu un choc. La langue, la musique, tout ça me semble encore aujourd’hui une des plus belles traditions vocales. J’ai donc décidé de me focaliser sur cette esthétique pendant plus de cinq ans. Ma voix est le résultat de toutes ces influences, et continue d’être en mouvement.

Ton premier album, Chants Pour La Lune Noire, paraît en 2017 et comporte en lui ce qui sera ta ligne directrice pour tes futures productions, soit cinq morceaux où domine le chant, issus de cultures différentes comme les Arapaho, les Samis, les Araméens ou encore un morceau tiré du répertoire français et repris par Malicorne. On y retrouve un chant de lamentation, une évocation et un chant de compagnonnage. La musique est étroitement liée à la récitation des mythes et le chant est souvent associé à la musique pour entrer en contact avec le surnaturel dans les différentes civilisations. Dans quelle optique as-tu conçu ce premier effort ? Était-ce une volonté de revenir aux origines primordiales de la musique et du chant ?
Chants Pour La Lune Noire a été conçu comme une histoire, celle d’une lamentation devant la destruction du monde sauvage et d’un voyage pour transcender cette peine. Un retour au cœur de la terre, dans une grotte pour émerger de nouveau, fortifiée par l’espoir que les forces primordiales ne mourront jamais. Donc ce n’était pas une volonté de revenir aux sources de la musique mais plutôt de nous rappeler les liens que nos ancêtres entretenaient avec les énergies qui les entouraient, et d’y puiser des ressources pour construire nos vies d’une manière plus ancrée et harmonieuse.

Il faut attendre sept ans pour que paraisse Himest Mesi. Mira Ceti est-il pour toi un projet principal ou une couleur supplémentaire à ta palette musicale, à laquelle tu reviens de temps à autre ? 
Mira Ceti est mon identité, c’est ce qui me demande le plus de temps et de soin en terme créatif. C’est là où je synthétise toutes mes influences. Les autres projets que j’ai sont des expériences qui enrichissent ma vie et mon processus de création.

Avec Himest Mesi, le concept est poussé plus loin. L’album est toujours un savant mélange de chants rituels ou sacrés issus de différentes traditions de l'hémisphère nord (Araméen, Bulgare, Basque, Letton, Georgien ou Bouriate…). Pensé comme un long rituel mettant en correspondance le cycle des saisons et celui de la vie, cet album a pour but de rétablir le dialogue entre les mondes visibles et invisibles. Les rites étant aussi bien un échange avec le naturel et le surnaturel tout comme une tentative d’exercer une emprise sur les aléas du monde naturel que l’humain souhaite maîtriser et que l'on retrouve dans une grande partie des cultures aussi bien agraires que nomades. Ta démarche est-elle de réenchanter le monde, d’allier modernisme et tradition et de retrouver le sacré ?
Plutôt que réenchanter, il s’agirait plutôt de retrouver du sens dans notre expérience de vie en prenant conscience de notre interconnexion avec tout ce qui nous entoure. Je voulais rappeler la manière dont les cultures traditionnelles ne se considèrent pas séparées de la nature. Je pense que les difficultés auxquelles fait face notre société aujourd’hui viennent de cette mise "en dehors", qui donne un sentiment de toute puissance et nous fait perdre le nom des choses. Ce que je nomme, je le connais, et dès lors ce n’est plus juste un arbre dont la disparition ne me procurera aucune émotion. Ça devient un être vivant que je croise chaque jour et dont je peux prendre soin, comme un membre de ma communauté. Prendre conscience de cette interconnexion qui est le tissu même du vivant permet aussi de définir ce qu’on considère comme sacré. Pour les cultures traditionnelles c’est généralement la perpétuation de la vie sous toutes ses formes, et le dialogue avec l’invisible est là pour accompagner et soutenir le bon accomplissement des cycles.

Par ailleurs, on note dans la sélection des chants tirés d'une mosaïque de cultures souvent très différentes les unes des autres, une volonté de trouver de l'unité, de l’universalisme. Comment se fait le choix de ces textes ? Tu mènes des recherches, des collectages afin de créer ton répertoire ?
Je me méfie de la notion d’universalisme, née en occident, qui a été utilisée historiquement pour justifier la colonisation et qui ne se réduit donc pas seulement à la promotion de valeurs ou de droits universels. Je préfère penser que je cherche des essences communes, ce qui m’amène inévitablement à remarquer la diversité des esthétiques que les différentes cultures ont développées. Et tout ça me reconduit au centre, vers moi-même pour me poser la question : d’où est-ce que je viens, donc d’où est-ce que je perçois ces musiques ? Notre regard est coloré par notre héritage culturel, et peut-être que l’unité perceptible dans l’album vient du regard que je porte sur ces chants et qui influence la manière dont je les interprète. En tous cas, les chants de cet album m’ont été transmis soit via des personnes que j’ai rencontrées soit plus majoritairement via des recherches en bibliothèque sur des documents et enregistrements ethnomusicologiques.

L’EP Sól est sorti le jour du Solstice d’hiver 2023 et se compose de deux morceaux : un letton et l'autre norvégien en rapport avec le solstice. De manière générale dans ton travail, tu utilises des langues très diverses… Comment se fait le choix de ces langues ? En fonction de leur thématique, de leurs sonorités? Comment as-tu appris ces langues, comment te les appropries-tu ?
Le choix des langues est lié à la signification des textes que je trouve ou des rencontres que je fais. Ensuite, j’essaie de trouver des locuteurs pour corriger ma prononciation et m’assurer que je ne déforme pas la langue même s’il y aura évidemment un accent différent. En interprétant ces chants, j’en deviens aussi quelque part dépositaire et je me dois de respecter au mieux la transmission.

En mars dernier est sorti le single "Sacrifice" accompagné d’un clip, c’est un morceau que tu as composé avec n.hir. C’est la deuxième fois où tu sors du répertoire traditionnel, y-aura-t-il à l’avenir plus de compositions personnelles ?
Oui, je pense qu’à l’avenir il y aura principalement des compositions personnelles.

L’accompagnement musical est dépouillé, subtil, réduit à sa plus simple expression comme un bourdon habillant les voix qui sont prédominantes. Depuis tes débuts, tu collabores avec Nicolas Le Hir, producteur de musique électronique. Comment se déroule le processus de création et comment vous répartissez-vous les rôles et trouvez-vous l’équilibre entre musique électronique et acoustique ?
En général je propose un chant ou une mélodie, avec quelques idées d’arrangement et n.hir développe l'accompagnement autour de cette base. Mais il peut aussi arriver l’inverse, où nous avons un matériel sonore existant qui nous donne envie de créer un morceau. C’était le cas pour "Sacrifice", par exemple. J’ai composé le chant sur une base instrumentale qu’avait créée n.hir.

Tu as sorti plusieurs albums mais peu de versions physiques, préférant la performance live dans des lieux exceptionnels ou atypiques comme en pleine nature, ou dans des églises. Es-tu réticente à figer ta musique sur un support préférant la laisser évoluer au gré de tes interprétations ? Quelle importance accordes-tu au live ?
Ça dépend de ce que j’interprète. Si c’est du chant byzantin, ou une tradition bien spécifique, je laisse l’enregistrement à des artistes issus (ou spécialistes) de cette culture qui feront ça bien mieux que moi. Il faut que j’aie réellement quelque chose à ajouter pour vouloir l’enregistrer. Je conçois le live comme un espace de partage et d’échange d’énergie, où on peut faire l’expérience de la rencontre entre un public, des artistes et un lieu. Et la scène est un espace de prise de risques, où on recherche l’alchimie mais où tout peut changer à chaque instant.

Tu développes un univers très marquant, notamment au travers des clips pour les titres "Sacrifice" ou "Uriat". Les costumes de ces vidéos m’évoquent les tenues documentées par le photographe Charles Fréger. Comment se font les choix artistiques et la narration ? Tu pars d’une idée précise que tu développes, ou tu laisses carte blanche à l’équipe avec laquelle tu travailles ?
Je pars d’une idée précise que je développe ensuite avec l’équipe avec laquelle je travaille. Je crée la plupart des costumes, des personnages et je conçois la narration, tout en étant ouverte aux propositions de celles et ceux qui m’accompagnent. Les costumes traditionnels et notamment les masques sont une de mes plus grandes sources d’inspirations, semblables effectivement à ceux que Charles Fréger a référencés. C’est pour cela que je fais appel à des artistes qui travaillent dans cette veine tout en apportant leur touche personnelle, comme Rouge Cendre, qui a créé les masques d’ "Uriat" et "Sacrifice".

Tu as une relation privilégiée avec le groupe Heilung, pour lequel tu as fait maintes fois la première partie et auquel tu participes en tant que chanteuse live. D’ailleurs, tu reviens d’une tournée américaine avec eux. Comment avez-vous commencé à tisser des liens et à quel point te sens-tu proche de leur univers ? Quelle expérience cela t’a-t-il apporté comme expérience en tant que musicienne ? 
Je suis devenue fan de Heilung instantanément, dès la première fois que j’ai vu la vidéo du concert qui les a fait connaître. Leur esthétique m’a parlé à un niveau très profond, comme s’ils avaient réussi à exprimer un univers que je sentais en moi confusément. Je me suis reconnue, bien sûr à un niveau plus achevé et abouti que ce que j’étais alors. Lorsque je les ai rencontrés deux ans plus tard à l’issue d’une audition, j’ai su que j’avais trouvé mon clan. Les liens qui nous unissent les uns aux autres sont autant émotionnels qu’artistiques, et une grande partie de ce qui fait la force de ce projet vient du soin qui est apporté au bien-être et à la place de chacun. Mon expérience en tant que chanteuse et performeuse est incroyablement enrichie par la diversité des savoir-faire et des personnalités qui composent le groupe. J’ai pu apprendre énormément d’un point de vue technique et aussi par la pratique intensive de la scène que nous avons, ce qui me permet d’évoluer en parallèle sur de nombreux aspects de mon propre projet, notamment sur la construction du live.

Femme de nombreux projets, tu as évolué au sein de l’Ensemble 9. Dans ce cadre, tu as participé au projet de musicothérapie "le son et le soin". Est-ce là encore un moyen de revenir à une fonction oubliée du chant, celui du soin de l’âme et du corps ?
L’Ensemble 9 m’a permis de rencontrer d’excellents musiciens et de me familiariser avec les médecines dites parallèles et traditionnelles. (NDLR : Mira nous fait alors part de pratiques desquelles elle se distancie personnellement et qui ont trait au déroulement et à la direction artistique de ce programme). [Mais] il ne suffit pas d’avoir un bol ou un instrument qui vibre à une certaine fréquence pour prétendre soigner les gens. Je pense néanmoins qu’il y a bien une fonction thérapeutique du chant et de la musique, comme de nombreuses traditions l'ont développé à travers le monde, mais cela s’inscrit généralement dans un contexte culturel et rituel particulier qui a mis des générations à se développer. Dans nos sociétés occidentales, je pense que l’on peut soulager et apporter un soutien, aider les gens à évoluer dans leur propre chemin de guérison, mais je me méfie énormément des courants qui prétendent soigner certaines maladies ou troubles psychiques uniquement grâce aux pouvoirs de la musique.

Tu collabores également depuis 2018 avec la compagnie Les Chevaux Célestes sur différents spectacles. Ainsi en 2020, pendant 10 jours, tu es partie à cheval en itinérance avec Céleste Solsona présenter de village en village votre spectacle Elzear. Être au cœur de la nature avec les chevaux, cela a dû être une expérience unique ?  
Absolument, d’autant que Céleste Solsona a une approche peu commune des chevaux qui est basée sur l’observation de leur comportement en troupeaux, pour se faire comprendre d’eux selon leur mode propre mode de communication et non d’un point de vue humano centré. Ça nous conduit à être avec eux dans une relation non pas de contrainte ou de force, mais de compagnonnage. Vivre avec eux jour et nuit en itinérance change notre rythme, notre rapport au paysage, notre façon de percevoir le monde et d’être perçu par lui. Et lors des spectacles, les chevaux sont le centre de l’attention et je suis en retrait, ce qui renverse les perspectives. 

Je te remercie d'avoir pris du temps pour répondre à nos questions. En guise de conclusion, que peut-on attendre dans le futur pour Mira Ceti ? 
Des concerts… et si tout va bien, un nouvel EP d’ici quelques mois !