Que peut-on réellement attendre d’un groupe qui sort son seizième album studio ? La créativité et l’envie artistique peuvent-elles toujours être intactes après plus de quarante ans de carrière ? Ces interrogations sont vaines dans le cas de New Model Army, un groupe à la fois hors du temps et bien dans son époque, pour qui seule la permanence de l’art fait sens.
La dernière parution discographique du groupe, en septembre 2023, avait étonné par l’idée même : faire cohabiter à Berlin le temps d’un concert unique le groupe, sous sa mouture rock la plus complète, avec l’orchestre symphonique de Leipzig. Cette reddition live nous avait ravis, le groupe repoussant une fois de plus les limites d’une formation ayant démarré à la fin des années 1970 avec l’idée punk viscéralement chevillée au corps. Sinfonia est une réinterprétation majestueuse de titres de tout le catalogue due notamment à Shir-Ran Yinon, violoniste accompagnant régulièrement le groupe depuis quelques années. La talentueuse musicienne classique a entrepris une relecture complète de l’œuvre afin d’apporter une osmose, un liant entre les deux formations pour un rendu de fusion, d’imprégnation réciproque, sans juxtaposition artificielle.
New Model Army n’est jamais resté enfermé dans ce que le public voulait parfois entendre de lui. Justin Sullivan, son leader et seul membre originel, a toujours eu à cœur d’envisager le futur plutôt que de célébrer le passé. Aucun reniement pour autant, les titres fédérateurs ayant toujours la place qu’ils méritent lors des concerts. Avancer sur des chemins peu balisés a toujours fait partie de l’ADN du groupe, pour preuve cet incroyable show daté de 2018 intitulé Night Of A Thousand Voices, où l’ensemble du public était invité à être acteur vocal de l’évènement et non simplement spectateur.
À l’annonce de la parution d’un nouvel album, l’impatience nous gagne. Un premier titre est rapidement dévoilé : "First Summer after". Le groupe se révèle en pleine forme : percussif, engagé, inventif. Ce titre est la synthèse de ce que sera l’album : du NMA pur jus avec cette dose impérieuse de renouvellement, évitant au combo tout écueil passéiste et l’ancrant définitivement dans son temps. Le choix de ce premier single qui ouvre l’album n’est pas anodin, et le message est assez clair : nouveau shoot de New Model Army traditionnel, mais la cuvée 2023, pleine de nouvelles saveurs, vous emportera aussi vers de nouveaux horizons. Belle et ambitieuse promesse dont nous ne doutions un seul instant qu’elle ne puisse être tenue.
Unbroken porte bien son nom. Il y a assurément de l’ordre de la continuité dans ces onze nouveaux titres : la base rythmique toujours très présente, les voix et les chœurs qui apportent instantanément cette chaleur à la musique de NMA, son humanité, sa chair incandescente. Les hymnes se succèdent et on constate d’emblée que le répertoire du groupe vient de s’enrichir de futurs grands classiques ("Reload", "I did nothing wrong", "Coming or Going").
Les riffs de guitares sont diablement incisifs et l’absence de Marshall Gill, qui ne fait plus partie du line-up après plus d’une quinzaine d’années de bons et loyaux services, ne se fait pas réellement ressentir. Dean White, claviériste et guitariste occasionnel reprend le flambeau avec une belle ardeur, une énergie et un jeu ciselé seyant parfaitement au groupe.
New Model Army, fort de son expérience, a intégralement enregistré et produit l’album par ses propres moyens et s’est attaché les services de Tchad Blade, producteur américain réputé, pour le mixage. Le son est lui aussi marqueur de cette chaîne ininterrompue puisque tous les éléments symboliques du groupe sont présents. La dixième plage est particulièrement étonnante, dans sa forme et dans son expression. Le titre "Idumea" surprend de prime abord, plaçant la musique en tension entre un manifeste gospel et des chants traditionnels folkloriques. Et la magie déroutante de ce titre bouleversant de sincérité, de ferveur, opère à plein et nous convie à une transe émotionnelle, ivresse extatique. L’album s’achève sur un nouveau classique, "Deserters", qui clôt Unbroken de bien belle manière.
Si New Model Army est aussi bien dans son époque, c’est également grâce aux talents d’auteur de Sullivan. Slade The Leveller, comme il était appelé à ses débuts, reste plus que jamais un observateur subtil, clairvoyant, lucide. Son regard sur le monde continue à être férocement engagé, révolté et en résistance. Il est évident que notre époque est une matière infinie pour qui a l’insoumission et la protestation comme langage intrinsèque. Échec absolu du Brexit, consumérisme frénétique, désillusion sur la période mortifère post-Covid, inconséquence et corruption de l’élite politique, cynisme de la gangrène commerciale sont le terreau de sa poésie moderne et réaliste. Sullivan ne fait pas que constater ce que chacun ayant une sensibilité politique ne peut ignorer, mais le choix de son expression, son humour noir, sa lucidité, sa clairvoyance donne à son message une dose d’universalité.
La pochette de l'album, due comme par le passé à l'artiste graphique et poétesse Joolz Denby est elle-même parfaitement représentative de l'esprit de cet album. Le symbolisme de ce cheval en furie, arborant en guise de crinière une quasi-crête iroquoise, donne à l'auditeur de visuellement entrer dans l'univers fougueux du disque.
Unbroken plaira aux fans de toujours mais également à ceux qui refusent que New Model Army soit muséifié et considéré comme un tribute band de lui-même, chantant inlassablement les mêmes antiennes. Nous ne pouvons qu’encourager d’aller voir le groupe en live (avec sa centaine de dates par an, NMA devrait bien passer près de chez vous), pour constater à quel point l’énergie est toujours présente. Le groupe traverse les époques, vibre de puissance. 2024, immuables étendards : fraternité, engagement artistique, et refus farouche du conformisme et de l’idéologie dominante.
