On ne pourra pas reprocher à ces vieux compères de stagner. Tournée annulée ? Il convient de donner. Dès la première minute de "Hand of God" écoulée, la voix encore une fois profondément humaine de Nick est secondée de cordes (OK...) et d'une rythmique electro boum boum (ah ?). La surprise passée, on saisit ce qui se passe, la rythmique tapageuse est cachée, noyée sous un effet de souffle, régulièrement parasitée. Des chœurs Main-de-Dieu en voix saturée à la Tom Waits surgissent (je pense à son traitement sur Bone Machine), la voix de Nick trône toujours, les cordes élégiaques luttent face à ces distractions. On a là une transposition moderne de ce que réclame aujourd'hui la pratique de l'ascétisme, les conflits sociaux posés aux apprentis anachorètes. Si Dieu n'est pas audible, peut-être est-ce parce que devenir ermite est de plus en plus difficile... Alors le narrateur plonge au milieu de la rivière et attend l'appel divin.
Enregistrés en quelques semaines aux studios Soundtree, les huit titres sont une réflexion sur le monde actuel et sa pandémie. "Old Time", assez facilement, donne dans le pathos, mais sans grand pouvoir évocateur. Nick est sur une lancée classique chez lui de diction-récitation (sur cet exercice, on conseillera davantage ses interprétations revisitées de Secret Life Of The Lovesong, sorti en 2000 chez King Mob) alors même que le texte, disponible sur son site, est un petit délice. Le final avec l'émergence d'une voix féminine y gagne une touche de lumière qu'on aurait aimée plus intense. "Albuquerque" est également dans cette veine mélancolique (et disons-le un tantinet sirupeuse). Les vers qui font office de refrains sont un cantique à entonner en famille. Le texte regrette les voyages qu'un couple ne fera pas cette année, sauf en rêve ; les notes finales rappellent, elles le "Psaume 23" de Daniel Darc. "Lavender Fields" est lui aussi céleste, mais cette fois la lancinante mélodie lancinante et sert d'écrin. L'écho des paroles avec "There is a Kingdom" (2011) ajoute au petit plaisir...
"Carnage" est plus intéressant : là encore la manière dont sonne le rythme, étouffé, simplissime, évoque un peu de la manière de The Boatman's Call. Mais le dépouillement n'est que de courte durée : la guitare aigrelette, les clochettes, la grâce à la Leonard Cohen de la voix qui s'élève (secondée par son pendant féminin), en font un morceau plus que captivant. Chœurs angéliques dévastateurs, mélancolie lancinante poussée dans ses excès, mais qui tient le choc : c'est là un exercice délicat, mais très réussi. Un chef d’œuvre. "White Elephant" joue de la dualité : un démarrage sous forme de pulsations drone, la voix en étendard, puis un gospel (proche de ceux lancés par P.J. Harvey sur The Hope Six Demolition Project) qui se conclut par une pirouette au piano. Cette dualité est une surprise, une métaphore aussi du salut. On statuera aussi dans un premier temps que c'est une faute de goût (à laquelle il nous a passablement habitués depuis au moins l'album The Good Son). C'est toujours délicat d'admettre que ce n'est pas totalement du second degré, tant cette ferveur religieuse caricaturale est éloignée de notre vécu européen. La ferveur qui habite "Shattered Ground" en revanche est de celles qui nous plaisent. Effets de répétition, paroles incarnées, sensibilité à fleur de peau : un titre hypnotique et fort.
Pour apporter remède à cet état transitoire qui s'est installé depuis trop longtemps, Nick Cave et Warren Ellis ont livré un album (après plusieurs B.O. signées par ces deux Bad Seeds, pour ceux et celles qui auraient décroché ces dernières années). En parallèle, pour aider ses techniciens lésés de ne pas avoir pu l'accompagner en tournée, Nick a mis en vente des objets personnels dont il leur offrira les bénéfices.
Tom Waits, Leonard Cohen, Daniel Darc, P.J. Harvey... : les références qui surgissent sont de haute tenue, mais Nick et Warren auraient dû prendre un peu de recul pour soigner leurs compositions et dépasser les simples premières idées (posées en deux jours selon Warren Ellis). Donner à ce disque le nom du meilleur morceau est une reconnaissance implicite du décalage entre les huit titres. Pour leur défense, on imagine aisément l'argument : et quel autre artiste de ce calibre a délivré un superbe album ces dernières semaines ? Les versions digitales sont pour l'instant les seules disponibles, les autres formats (LP et CD) suivront en mai.