Auteur de biographies orales sur Thurston Moore, Nirvana, Lydia Lunch ou Coil, Nick Soulsby s’attaque à un gros morceau avec ce livre de 2018, aujourd’hui traduit par Angélique Merklen et Maxim Dubreuil. Paru en parallèle au long documentaire de Marco Porsia, Where Does A Body End ?, l’ouvrage bénéficie avant tout de la qualité d’intervieweur de Soulsby pour retracer l’histoire de Swans et de son maître d’œuvre Michael Gira. 150 entretiens furent nécessaires avec 125 intervenants. En effet, juste durant la période majeure du groupe, de 1982 à 1997, pas moins de trente musiciens se sont alternés. La longévité du projet tient elle-même à la vision obstinée de Gira pour produire une musique intense, puissante et sublime, qui n’a jamais eu d’équivalent ailleurs. Pour cela, il se devait d’interagir avec différentes personnalités et celles-ci peuvent ici s’exprimer librement avec la subjectivité qui caractérise un tel exercice : Jarboe, Norman Westberg, Jonathan Kane…
Divisé en quinze chapitres, le livre démarre sur l’enfance tourmentée de Gira, les fugues, l’alcoolisme, la prison, la drogue, mais ne s’attarde en aucune façon sur des parallèles psychanalytiques avec la musique qui serait produite par la suite. Certainement c’est derrière les verrous que Gira a découvert des auteurs français comme Sade et Genet, et c’est aussi alors qu’il traversait l’Europe qu’il a pu assister à des concerts de musique psychédélique dont le Pink Floyd de la période Ummagumma. Mais c’est vraiment avec la scène punk de Los Angeles qu’une certaine attirance pour les sujets sinistres et un fort négativisme vont se développer, non seulement à travers ses premiers groupes (Little Cripples) mais aussi par le biais de fanzines où il associait pornographie, autopsies et goût pour la performance. Incapable de faire des compromis, Gira mettra fin à Circus Mort en 1981 pour explorer une musique plus bruyante et lugubre avec Swans, au départ très inspirée par l’underground new-yorkais, l’approche minimaliste de Glenn Branca et Rhys Chatham mais aussi l’envie de quelque chose de répétitif, lent, lourd, où les percussions seraient comme des explosions ou "comme des navires guerriers".
Du premier EP au premier album, Filth, l’évolution sera déjà sidérante, et Swans ne cessera de muter et de se réinventer, avec une qualité indéniable. Si Children Of God ou The Great Annihilator restent des incontournables, même The Burning World, souvent rejeté et mal considéré de par le rôle trop grand que Bill Laswell a joué sur celui-ci, n’en reste pas moins un superbe exemple de country gothique, précurseur au même titre que l’était Cop pour la scène métal-indus. Le livre se révèle particulièrement fascinant dans sa description d’une vie précaire entièrement vouée à la musique, dans des bas-fonds new-yorkais qui ont des airs d’apocalypse. Cette réalité est clairement rendue dans les premiers albums de Swans, l’intérêt pour la manipulation des médias, les slogans qui annihilent la conscience, la consommation qui rend esclave ou l’hypocrisie du télévangélisme.
L’arrivée de Jarboe fera clairement évoluer le son du groupe, et son apport est bien mis en avant. C’est elle qui enseigne le chant à Gira, qui amorce des virages vers une musique industrielle plus dansante ("Time Is Money") ou plus mélodieuse, épurée et éthérée ("Blackmail", "In my Garden"). En revanche, il est dommage que les projets parallèles ne soient que vite mentionnés alors qu’il est indéniable que Drainland, l’album solo de Gira, ou 10 Songs For Another World avec World Of Skin n’ont pas à pâlir à côté des albums officiels. Même chose pour les écrits de Gira qui auraient mérité plus d’attention (le fabuleux La Bouche De Francis Bacon). Les relations avec l’Europe et l’Angleterre sont aussi détaillées (leur premier concert en Grande-Bretagne avec The Fall), et surtout le quotidien des tournées. Car si Gira est un artiste exigeant, il peut aussi se révéler infect avec ses propres musiciens, control freak autoritaire ou tout simplement c**. Nous sommes tous humains après tout, et l'on ne peut s’empêcher de voir en Gira une sorte de Klaus Kinski de la musique dark.
Les performances live sont elles-mêmes des instants implacables, terrifiants, aux allures de grand messe. Impossible d'oublier un concert de Swans tant on est hypnotisé et terrassé par la masse sonore et les cris de Gira. Alors, c’est sûr que le fossé est grand entre "Raping a Slave" et la reprise de "Love will tear us apart" ou les expérimentations de Soundtracks For The Blind, mais tous ces enregistrements ne laissent pas présager de la totale mise à nu émotionnelle que l’on se prend en pleine gueule quand on est dans la fosse.
Nick Soulsby s’attarde aussi beaucoup sur les aspects financiers et comment perdurer dans le business musical quand on ne fait pas de compromis, les liens étroits avec le public et la difficulté de mener un label indépendant comme Young God Records (Devendra Banhart, Akron/Family…). Étrangement les parties dédiées au retour du groupe en 2010 avec My Father Will Guide Me Up A Rope To The Sky et ce qui a suivi sont bien moins passionnantes, peut-être parce que l’auteur ne met plus l’accent que sur le succès scénique du groupe et l’accueil dithyrambique reçu et non plus sur les albums ou la difficulté à les accoucher. En revanche, les sections sur les pochettes de disques et l’esthétique sont toujours passionnantes.
Au final, même si l’ouvrage nous laisse avec quelques frustrations, il est foisonnant, bourré d’informations et d’anecdotes, et surtout donne envie de réécouter tous les disques dans l’ordre pour se rendre compte à quel point Swans est fondamental dans le paysage musical de ces quarante dernières années. L’histoire du projet ne s’est pas non plus achevée avec le livre : deux albums, Leaving Meaning (2019) et The Beggar (2023), ont encore ouvert de nouveaux espaces sonores pour la formation américaine. L’état de grâce est toujours bien présent, et le concert de novembre prochain à l’Elysée Montmarte le confirmera sans nul doute. Le livre de Soulsby demeure aussi, au-delà de Swans, une sorte de manifeste sur la volonté et la persévérance, et sur toutes les difficultés auxquelles on doit faire face pour arriver au but que l’on s’est fixé, surtout quand ce but ne peut être atteint seul mais avec le talent et la dévotion d’autres personnes.