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Musiques, films, livres, BD, culture… Obsküre vous emmène dans leurs entrailles

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Livre
10/02/2024

Nicolas Ballet

Shock Factory – Culture Visuelle Des Musiques Industrielles (1969-1995)

Editeur : Les Presses Du Réel
Genre : étude d'un genre musical par le prisme de l'Histoire de l'Art
Date de sortie : 2023/09
Note : 79%
Posté par : Sylvaïn Nicolino

La parti-pris est intéressant : plutôt que de lancer un livre de plus sur la musique industrielle, pour un rendu forcément sous pression après les sommes délivrées par Éric Duboys, Nicolas Ballet et son éditeur ont choisi d'explorer les dimensions esthétiques au sens artistique de ce genre polymorphe. Ce qui est abordé, c'est la dimension iconographique mais aussi la transposition en images de thématiques socio-politiques, pour englober tout un univers de références qui fait la jonction entre les avant-gardes, les années psychédéliques dont l'industriel serait alors le versant noir et morbide, et (malgré tout) la déflagration idéologique du punk.

Disons que ce qui va interroger, c'est bien la validation intellectuelle de cette contre-culture subversive et les bases sur lesquelles différents protagonistes (musiciens, plasticiens, performers, vidéastes, etc.) vont s'appuyer pour mettre en place leur terrain de combat, puis jouer la bataille des idées.

Ballet n'est pas un innocent, il a repris et complété ses travaux de thèse de doctorat (soutenue en 2018) après une première immersion – réussie – dans le monde du travail : Docteur en histoire de l'art, attaché de conservation à Pompidou, chargé de cours à la Sorbonne, commissaire de l'exposition Who You Staring At ? consacrée à la culture visuelle de la scène no-wave... On sait d'où il va parler et son livre sent les études universitaires dans la méticulosité des sources premières (très nombreux entretiens), dans la bibliographie solide sur laquelle il construit ses prolongations et dans la couverture dense du sujet. Pourtant, son écriture garde de la sensibilité et de la passion.

L'éditeur n'est pas non plus en reste : Les Presses Du Réel sont attachées aux écrits du monde de l'art, ont récupéré al dante et les publications de Mélanie Seteun (dont nous avions parlé dans une lointaine époque). On est sur du haut niveau.

Les ouvertes coïncident avec cette attente. Ici, pas de biographies rock'n'roll, pas de digressions gonzo, des références érudites pour mobiliser l'intellect et donner à voir les liens. Je me régale donc pendant des dizaines de pages. Les illustrations sont de qualité, tout est correctement indexé et les coquilles  sont peu nombreuses. Je suis en terrain connu, en plein cœur des interdisciplinarités, du postmodernisme, avec des réflexions sur l'exclusion et les jeux entre culture populaire et culture savante. On revient avec un résumé de Jon Savage sur les cinq concepts majeurs pour définir le genre industriel (par rapport au punk, au post-punk, aux musiques synthétiques, etc.) : l'organisation en autonomie (le DIY), la guerre de l'information, les recherches en anti-musique (synthétiseurs, samples, collages...), les pratiques poly-artistiques, les tactiques de chocs. Un ensemble visant à sortir le récepteur de sa zone de  confort, de créer un trouble pour l'obliger à un sorte de reboot libérateur.

La grande idée de l'écriture, c'est qu'à l'intérieur de chaque sous-partie, fortement annoncée, liées entre elles, résumée, le propos n'est ni chronologique ni géographique mais qu'il fonctionne par association d'idées. C'est extrêmement plaisant de suivre une pensée qui saute d'un artiste à un autre en faisant du lien, du sens, en bousculant les années. Réservée aux connaisseurs, cette méthode peut hérisser puisqu'elle fait souvent se télescoper des époques et des scènes en partie éloignées.

On s'amuse alors de passer de la maladie berlinoise refusant le travail au succès du label Sordide Sentimental qui devait sans doute à l'employeur Shell quelques soutiens sinon financiers (Jean-Pierre Turmel était salarié chez eux), du moins culturels avec la connaissance du joli monde des multinationales. On suit les affiches et flyers en saisissant bon nombre des clins d'œil construits par les uns et les autres, on s'amuse des attirances pour les tueurs en série, on redécouvre que les moyens techniques (la photocopieuse Xerox) vont de pair avec des idées (héritées en partie du pop-art). La liste des formations et des artistes est immense, mais forcément on a chacun nos dadas et je ne comprends pas pourquoi les Norma Loy, Virgin Prunes ou Clair Obscur ne sont jamais cités alors que ces formations cochent de nombreuses cases. On redécouvre l'esthétique de la ruine et le passage nécessaire par un chaos destructif, une table rase, pour mieux construire après. On peut regretter le manque de liaisons avec la culture plus mainstream (Mad Max, le cinéma gore en plein essor, les films de Carpenter – Invasion Los Angeles est tout de même mentionné, ainsi que Vol Au-Dessus d'Un Nid De Coucou de Miloš Forman – ou même le tube sarcastique "Vamos a la Playa") afin de bien saisir comment les artistes étudiés font un pas de côté par rapport à leurs contemporains. C'est ce qui créerait véritablement la distinction entre art et divertissement. On remonte à Orwell, à Ballard, à Artaud, au futurisme italien, à dada, à Schwitters – ce qui m'a permis de me replonger dans ma petite fiche de l'expo Beaubourg en 1994-1995), au constructivisme, à Duchamp, à Fluxus, à la guerre de 1914-1918, au rôle de la machine face aux ouvriers, au mail-art, à l'actionnisme viennois et aux précurseurs japonais. On récupère des scoops toutes les dix pages : je n'aurais jamais pensé que Jean-Louis Costes avait dessiné la mise en espace d'une performance de Stenka Bazin ! Et je n'avais pas pigé ce qu'était cet orgone accumulator vanté par Neubauten et expérimenté par Balance et Christopherson. Et le film Decoder semble un monument à voir !

Ce croisement des arts est un pur régal à lire et m'a obligé à annoter consciencieusement mon exemplaire pour retourner voir, découvrir, ancrer des informations que je n'avais pas. Les liens avec notre époque sont sous-entendus tout au long de la lecture tant les questionnements (être noyé dans les informations, esthétique de la guerre et de la violence, fuite vers le spectaculaire, adulation du public, formats d'une œuvre d'art, les jeux avec le rétro, le génocide des cultures populaires) sont terriblement d'actualité.


Les parties appuyées sur Throbbing Gristle et consorts, sur Test Dept., Laibach, Ron Athey ou même Clock DVA sont si riches que leur irradiation appauvrit des thématiques moins parlantes. Et puis, des manques surgissent : la dénonciation des idées nauséabondes de Vivenza n'est pas étayée alors que les pages consacrées à l'utilisation parfois brouillonne de la shoah sont bien ficelées. Le classique parallèle dépréciatif fait au trio Nine Inch Nails / Ministry / Marylin Manson me semble trop rapide : ces artistes mainstream ont bien mis en place des dispositifs à la fois extrêmement violents et pertinents, et s'ils ont touché un public large ce n'est pas par édulcoration du message mais parce que les limites d'acceptabilité avaient alors dépassé ce qu'elles étaient quinze ans plus tôt. Enfin, les références à Drab Majesty donnent envie de pousser plus loin la présentation de la nouvelle scène affiliée au registre industriel, quand on songe aux nouvelles thématiques possiblement lancées.

Je décroche en partie de ma lecture lorsque les liens avec les motivations BDSM se mettent en place ; le féminisme qui se cherche retourne une domination trop virile pour moi, alors que j'apprécie Lydia Lunch. Je peine à saisir les nuances et les paradoxes. L'avancée vers l'utilisation de la pornographie ne mentionne jamais le plaisir pris à reluquer ces images ou mises en scène, substituant systématiquement des concepts sans aborder frontalement la notion de fantasmes et de désirs alternatifs. Enfin, toutes les présentations autour de l'occultisme me tombent des mains. Je n'ai pas réussi à entrer dans ces thématiques, en dépit de mon attrait pour Coil et des multiples occasions que j'ai eues de fouiner dans Lavey, l'alchimie ou la Golden Dawn. Lire ces pages me ramène à mes manques et fatalement, c'est un peu vexant de me dire que je passe à côté d'entrées primordiales. Mais la froideur de l'écriture plus descriptive que sensible à ces moments me laisse penser que je ne suis peut-être pas le seul à décrocher.

Je dirais que cette gêne que j'ai est alors liée à la force de ce livre : avoir étendu son champ de recherches à tout ce qui peut être rattaché aux musiques industrielles et à leurs références, que l'auteur cautionne, approuve ou non ces sujets. Certes, on s'éloigne parfois de la musique (voire des paroles), mais ce décorum et ses motivations singularisent aussi ces artistes, donnant à voir et à réfléchir autant qu'à entendre. 

Nicolas Ballet signe un livre remarquable et déjà remarqué, important comme base de réflexion et comme retour sur une époque.