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Livre
21/10/2022

Niki de Saint Phalle

Les Années 1980 & 1990. L'Art En Liberté

Editeur : Gallimard / Les Abattoirs
Genre : Catalogue d'exposition | Ouvrage collectif dirigé par Annabelle Ténèze et Lucia Pesapane
Date de sortie : 2022/10/06
Photographies : Mäx Lachaud
Note : 76%
Posté par : Mäx Lachaud

Choix surprenant et audacieux de la part du musée des Abattoirs de Toulouse de dédier sa grande exposition de rentrée à l’œuvre tardive de Niki de Saint Phalle, soit les deux dernières décennies de sa vie et les moins connues. Durant cette période, elle s’est consacrée entièrement à son rêve : produire un jardin des Tarots à Capalbio en Italie, inspiré par le parc Güell de Gaudi à Barcelone. Lieu magique et mystique, cette sorte de ville miniature poétique aura pris de 1978 à 1998 pour voir le jour, quatre ans avant le décès de l’artiste franco-américaine.

Après le succès international qu’elle a connu dans les années 60 et 70, notamment avec ses Tirs et ses Nanas, elle décide de sortir l’art des galeries et se met à réaliser des sculptures de plus en plus monumentales et spectaculaires. Afin de garder une totale indépendance, elle fait le choix de ne plus faire appel à des investisseurs extérieurs mais d’être son propre entrepreneur et sa cheffe de chantier. C’est cet aspect, que l’exposition et le catalogue qui l’accompagne ont choisi de souligner. Niki de Saint Phalle souhaitait que les femmes occupent l’espace public et s’en est donné les moyens. Vous êtes déjà sûrement passé devant la fontaine Stravinsky face au Centre Pompidou ou vous avez déjà senti l’odeur de son parfum, qui a financé près d’un tiers du jardin. Car durant cette période, Niki de Saint Phalle a pu réaliser des fauteuils, des broches, des miroirs, des tapis, des vases, des lampes, des chandeliers, des tables ou des tabourets dont une grande partie a été rassemblée aux Abattoirs pour cette exposition qui durera jusqu’au 5 mars 2023. Si les matériaux utilisés sont très variés, allant de la céramique au polyester ou au plastique, l’ensemble est coloré, ludique, généreux, à l’image de ses Nanas toutes en rondeurs glorieuses.

Dès qu’on arrive, des baigneurs vous accueillent devant le musée, et des totems ont été disposés au cœur du bâtiment. L’espace merchandising et goodies est lui-aussi très fourni, allant avec cette idée de rendre l’art accessible à toutes les bourses. Mais c’est là que se pose un problème. En mettant trop l’accent sur l’aspect mercantile, l’entreprenariat et une indépendance qui utilise les outils du monde commercial, il en ressort un étrange éloge du capital, qui peut sembler très éloigné des influences plus mystérieuses de l’artiste. L’occulte est occulté, pourrait-on dire. Et la symbolique des tarots, ou les influences amérindiennes et aborigènes (avec notamment les serpents arc-en-ciel) sont tout juste mentionnées, sûrement par peur, comme le mentionne une des intervenantes du catalogue, de l’ "appropriation culturelle". Il reste évidemment les œuvres exposées, passionnantes et qui se suffisent sûrement à elles-mêmes, mais en se focalisant sur les moyens de financer ce qui est le centre névralgique du travail d’une vie, le hors sujet ne semble jamais très loin. Niki de Saint Phalle était-elle une cheffe d’entreprise qui avait tout compris au monde marchand et voulait-elle mettre cette facette d’elle-même en avant ? J’avoue que j’avais une image bien plus punk et indisciplinée de l’artiste.

La dimension humaniste ou féministe de son travail est, en revanche, largement soulignée dans l’ouvrage de l’exposition, ainsi que la représentation noire et un engagement écologique ou envers la cause animale. En gros, les thématiques "politiquement correctes" sont analysées, mais finissent par enlever beaucoup de charme à ce monde fantastique, peuplé de Diables, de Papesses et d’un bestiaire multicolore.

Au final, ce n’est pas moins de 150 œuvres qui ont été rassemblées et c’est en soi un travail déjà tellement énorme que l’on ne peut que conseiller la visite. L’artiste cherchait à transformer la peur en joie et son univers dégage à n’en pas douter quelque chose d’apaisant, une capacité à émerveiller les enfants qui demeurent en nous. Le très beau travail de mise en lumière du lieu joue sur les reflets et accentue la dynamique de ces sculptures-corps. La dimension plus violente du travail de Niki de Saint Phalle n’est pas écartée pour autant : il y est question d’armes, de mort, de peste (tout le travail qu’elle a fait autour du sida), de guerre, de trauma (l’inceste) et de meurtre (dont l’assassinat symbolique de son père). Dans son désir de transmettre des messages de joie et de paix, elle ne se voilait pas la face non plus sur l’état du monde.

Au final, c’est à nous de trouver notre chemin au sein de ce travail colossal en nous laissant guider par ce que les œuvres nous suggèrent. Et si le côté "apologie du capital" vous rebute et vous semble déplacé, vous pouvez juste vous balader au sein de cette expo et de ce catalogue et vous verrez que vous allez ressentir un certain apaisement et une envie de rêver. C’est déjà beaucoup.