Ohr Hiemis est le nouveau projet exploratoire du multi-instrumentiste Augustin Braud, musicologue et compositeur de musique symphonique (son CV comprend entre autres des écritures pour l’orchestre de Radio France), par ailleurs fondu de musiques métalliques ambitieuses et extrêmes et membre du projet EREBE. Sur le premier album d’Ohr Hiemis, Opal Spine, Braud étale un son d’une grande spatialité, mix de sources écrites et improvisées dont la genèse est passée en tout premier lieu par l’exploitation des synthétiseurs modulaires, avant que viennent en greffe des sources organiques. L’assemblage formule une musique aux ondulations richement ambiancées, inspirée par la notion de résilience ainsi que par ce que lui-même nomme "l’équilibre instable entre l'organicité et la mécanisation croissante de notre société." Situant son art dans le champ des vagues de son engendrées par des artistes tels que Tim Hecker, Ben Frost ou Roly Porter, Augustin Braud, pour Obsküre, plonge dans son propre processus.
Obsküre : La "révélation", cette forme musicale qui naît par elle-même, "sur elle-même" je dirais, est un phénomène rare. La formalisation d’une musique correspond en général à un empirisme, des cycles parfois peut-être… Dans votre activité de composition/d’écriture, votre empirisme correspond-il à un labeur que vous qualifieriez de "lent" ou les fulgurances se produisent-elles souvent dans votre processus ?
Augustin Braud : Je dirai que mon processus de composition n’est ni lent, ni fulgurant, mais plutôt constant, voire immanent, puisque je pense en permanence à de nouvelles formes musicales, à de nouveaux sons, mélodies, accords, ou sinon à la manière de les faire exister… La plus grosse partie du processus est finalement mentale et le travail de fixation à l’instrument, sur la partition ou au sein du DAW (NDLR : digital audio workstation) n’est que le palier final du processus ; les fulgurances peuvent alors intervenir lors de cette dernière étape, mais elles ne sont que de petits éclats de silice sur un sédiment façonné par la personnalité, l’expérience, la répétition de l’exercice, mais aussi les émotions qui me traversent à un instant T.
L’état de santé de votre mère, souffrante au niveau de la colonne vertébrale, a donné l’un de ses axes à Opal Spine. Etiez-vous par l’exercice de composition dans une tentative de prise de hauteur, de distance par rapport à la souffrance de la proche, ou diriez-vous que l’émotion personnelle a été le principal vecteur du processus, sans que vous cherchiez spécialement à entrer dans une forme de contrôle ?
Cette référence à la fragilité osseuse transcende le cadre du médical pour s’inscrire dans une métaphore plus large vis-à-vis des épreuves auxquelles nous sommes confrontés ; faire de la fragilité une force, trouver la coalescence dans l’adversité, faire front en communauté… mais aussi se construire malgré les réminiscences traumatiques passées, ou au contraire les inquiétudes portées par un avenir qui s’annonce de plus en plus sombre… Je dirais que je me suis laissé happer par l’émotion dans mes choix compositionnels, après une première étape de recherche des sons et textures uniquement motivée par l’inouï et la découverte.
Êtes-vous d’ailleurs, dans ce que vous faites en musique, un control freak ?
J’ai appris à lâcher prise au fil des années, cependant je ne peux nier une certaine obsession vis-à-vis de ma production. Je fais aussi beaucoup confiance à mes interprètes dans le cadre où mes pièces seraient jouées par d’autres, et j’improvise beaucoup en live sur un socle très largement répété ; cela me permet de "garder la main" tout en restant dans quelque chose de très interactif.
Vous parlez à propos d’Opal Spine d’un regroupement de fragments de musique composée et de musique improvisée, et d’un processus de "sédimentation itinérante". Le disque est-il, ou non, le résultat d’une accumulation de choses par intuition et cohérence ? Est-ce cela, l’écriture, pour vous ?
J’enregistre toujours - par acquis de conscience… - mes improvisations, plus particulièrement au synthétiseur modulaire ; leur imprévisibilité produit parfois des sons très intéressants que je vais ensuite organiser au sein de mon DAW, en découpant, modifiant, créant des boucles… Je peux également les passer à nouveau dans des effets analogiques, créant un ouroboros sonore… et j’utilise également beaucoup des logiciels isolés de traitement du son tel que Cecilia 5, développé par les Montréalais Jean-Michel Dumas et Olivier Bélanger, ou Argeïphontes Lyre, produit de l’imagination sans limites de l’artiste Akira Rabelais. À partir d’une phrase improvisée de dix secondes, je vais ensuite imaginer les manières de la compléter, de lui répondre… Cela peut passer par l’enregistrement d’autres fragments improvisés en réaction, mais aussi d’une écriture plus traditionnelle : contrepoint, harmonie… J’ai comme finalité de néanmoins toujours proposer une œuvre cohérente, et suis assez obsédé par les questions de gestion de la temporalité, que ce soit en musique mais également dans la danse, le théâtre… et même mon propre quotidien, d’où peut-être finalement un côté control freak… difficilement assumé (rire) !
Vous êtes multi-instrumentiste. Ecrivez-vous en jouant et si oui, les synthétiseurs modulaires ont-ils joué les premiers rôles sur Opal Spine ? Ou alors, la distribution des rôles entre eux et les guitares n’a-t-elle pas connu d’ordre particulier ?
J’ai en effet commencé par créer différents patchs à l’aide de mes synthétiseurs modulaires que j’enregistrais afin de capturer l’aspect éphémère de cet amas de câbles inexorablement voué à disparaitre… La nature fragile et polymorphe de ces instruments m’a permis de laisser parler une certaine spontanéité avant de structurer ces différents enregistrements au fur et à mesure du temps. J’ai ensuite souvent improvisé à la guitare ou à la basse en prenant appui sur ces matières synthétiques, soit en les émulant, soit en m’y opposant…
Certains instruments ont-ils votre faveur plus que d’autres dans l’acte de composition ?
Dans certains cadres j’écris tout ou presque à la guitare, c’est par exemple le cas dans mon groupe de rock progressif / post metal EREBE avec qui nous sortirons d’ailleurs un double single de 20 minutes d’ici quelques mois. Le processus de composition est cependant collaboratif, ce qui permet d’éviter l’écueil de la "musique pour guitaristes". Pour Ohr Hiemis, c’est assez différent. J’essaie avant tout de créer un terrain imaginaire fertile avec de nombreuses influences artistiques, littéraires que je regroupe dans des fichiers .word interminables… Pour Opal Spine il y avait notamment le Psaume de Paul Celan, The Wasteland de T.S.Elliot, Jacques Rancière, Georges Didi-Huberman - qui m’accompagne presque quotidiennement et qui sera au cœur des idées développées dans le second album -, les figures de George Baselitz et de Germaine Richier… J’essaie de rassembler de la "sensation", au sens Deleuzien lorsqu’il parle de la peinture de Bacon, et ainsi (me, dans un premier temps) donner à voir un monde sonore dont je créerai ensuite les instruments, soit par synthèse, modification du signal… ou par une fouille approfondie sur les sites de vente de seconde main pour trouver LE synthétiseur ou la pédale de fuzz parfaite… (rire) !
L’enregistrement d’Opal Spine s’est fait sur la route, chez vous, au gré du déménagement. Quels sont les avantages et les limites de l’exercice ? Y a-t-il un danger en ce que la disponibilité de l’équipement rende l’expérience potentiellement "infinie", tout simplement parce que nous pouvons tout recommencer, peaufiner éternellement ? Quel est l’élément qui déclenche, chez vous, la considération / décision que tout est terminé ?
Je dirais qu’il y a assez peu d’avantages (rire) ! Dans cette situation, on travaille plutôt "en dépit de", avec ce qui est disponible, c’est à dire le plus souvent une toute petite case de synthétiseurs modulaires, une interface, un ordinateur et parfois une guitare… Au sein de mon processus, j’essaie de "commit" assez vite, c’est à dire de me fixer sur un son une fois que je le considère abouti. En me fixant des repères assez tôt en amont en sus du monde sonore évoqué plus haut, j’arrive à rapidement savoir ce qui survivra à la Cruauté — pour citer Artaud — du processus décisionnel final.
Comment avez-vous vécu le transport de la ruralité vers Paris et en quoi pensez-vous que l’expérience ait précipité le résultat que nous découvrons aujourd’hui sur Opal Spine ?
Je connaissais déjà très bien Paris puisque j’y travaillais déjà depuis quelques années. Je pense surtout que mon expérience est liée au transfert et à cette sensation d’impermancence, plus qu’aux lieux eux-mêmes ; la sensation d’arriver à la fin d’un cycle de vie tout en en débutant un autre, l’impossibilité de se projeter à long-terme, dépendante d’un grand nombre de facteurs… Tout cela amène certainement à cette musique de l’incertain, qui fait cohabiter structuralisme et grande liberté, angoisses et apaisement…
Attendiez-vous d’Hugo Clédat et Léo Margue l’exécution stricte d’une partition / une régénération de l’existant tirée de leur improvisation / les deux, en fonction des pièces ?
Hugo et Léo sont deux amis et compagnons musicaux de longue date. J’ai justement fait appel à leurs talents pour sortir de l’écriture et de ma propre vision pour avoir leur apport d’improvisateurs. Nous avons écouté les morceaux, je leur ai proposé quelques idées puis j’ai enregistré leurs improvisations, que j’ai ensuite découpées, organisées… en plus de passer leurs instruments dans tout un tas de pédales d’effets ! Nous avons procédé de manière similaire pour le mixage avec Benjamin Bert, un vrai génie du son qui est également l’un de mes amis les plus proches. Je suis venu vers lui avec une version de l’album mixée par mes soins, mais son oreille et la prise de recul conférée par sa distance avec les morceaux nous ont vraiment permis d’aller au plus loin et de soigner chaque détail.
Les pièces d’Opal Spine ont une dimension abstraite et de "cinématographie intérieure". Elles atteignent ce faisant et parfois quelque chose que je qualifierais de "cosmique". Qu’en est-il de votre rapport à la spatialité en musique ?
L’espace physique est très important dans ma production de musique écrite : il s’agit en effet d’un paramètre que j’exploite régulièrement par le biais du placement des musiciens, de la diffusion des sources sonores par l’usage de dispositifs d’amplification… Cette volonté de placer les sons dans l’espace reste visible dans mes autres projets, puisque j’essaie de toujours ménager des espaces inouïs par l’usage de la panoramique, de la réverbération mais aussi du contrepoint… L’espace au sens du cosmos me fascine également. Je me rappelle de voyages réguliers en train il y a quelques années, lorsque je travaillais à Paris : je me levais très tôt et contemplais le ciel à travers le hublot en rêvant aux possibles formes de vie se trouvant à des années lumières de nous…
Quelle énergie espériez-vous véhiculer à travers la musique d’Opal Spine ? Y a-t-il un équilibre recherché chez vous entre rigueur de forme et liberté dans l’écriture ?
Je dirais que l’énergie portée Ohr Hiemis est liée à une certaine idée de la résilience, une sorte de cheminement personnel face aux difficultés du quotidien mais porté de manière très heuristique, par le biais de la connaissance de soi, d’un certain apaisement, néanmoins parfois contrasté par des moments plus rageurs, épiques… Ces instants sont d’ailleurs plutôt à considérer du point de vue d’un flux d’énergie intense, plutôt que d’une réelle émotion négative, d’une manière similaire à ce que nous faisons avec EREBE, malgré un côté certainement plus cathartique amené par la voix et les textes d’Hugo.
Ohr Hiemis est-il à considérer comme un one-shot ou est-ce un véhicule musical dont vous comptez poursuivre la conduite dans le futur ? Quelle est sa vocation ?
Le projet n’est absolument pas un one-shot, j’ai d’ailleurs déjà composé une quinzaine de minutes de musique pour le second album. Il est surtout l’occasion pour moi de tracer une séparation entre mon activité au sein des musiques de création, sous mon nom propre, mon travail en groupe avec EREBE et la composition d’une musique plus électronique, tour à tour industrielle, cosmique, en créant un univers autour de celle-ci. C’était aussi un moyen de me lancer, avec un peu plus de recul — grâce au pseudonyme —, dans une nouvelle aventure musicale mais aussi de servir de plateformes à diverses collaborations, comme par exemple avec Palecoal avec qui échangeons régulièrement en ce moment. Le prochain disque, qui devrait paraître en 2025 est celui du duo Mistpœffer avec Aesthesis, qui mêle une recherche électro-acoustique à des sonorités plus industrielles. Nous avons par ailleurs joué en live à deux occasions ces derniers mois, il s’agit de l’un des axes principaux de ce nouveau projet en duo.
Quel était le rapport de votre maman à la musique ?
La musique accompagnait constamment ma mère dans son quotidien, plutôt du jazz, de la chanson, voire de la musique classique. Il était vraiment rare de ne pas entendre des notes résonner dans la maison, et cela a beaucoup joué dans mon envie de me plonger dans l’univers de la musique en commençant la batterie et les percussions dès l’âge de quatre ans !
Qui sont Néo et ses parents, auxquels est dédié "Catachrony part I" ?
Néo est le fils de Claire et Laurent, l’un de mes amis les plus proches et qui a été mon professeur de musique lorsque j’étais au collège. "Catachrony part. I" est issu d’une performance que j’ai donnée en compagnie d’Anthony Thibault (Compagnie La Nuit Te Soupire) en Décembre 2022. Laurent avait filmé sur son téléphone le moment exact qui a servi de base au morceau et m’a envoyé la vidéo un soir de mars. J’ai ainsi retravaillé cette idée et ai fini le morceau quelques jours après. Au moment de l’export final j’ai reçu un message et une photo de Laurent m’annonçant la naissance de Néo, quelques heures auparavant !... J’ai donc décidé de lui dédier ce morceau, né au même moment que lui.