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Live report
01/12/2021

Ombra Festival 2021

La rencontre des sons insolites dans un espace intemporel

Photographies : Mäx Lachaud
Lieu : Barcelone (ESP)
Période : 26, 27, 28/10/2021
Posté par : Mäx Lachaud

Les éditions 2018 et 2019 de l'Ombra Festival avaient fait plus que me mettre l'eau à la bouche (Dive, DAF, Kris Baha, Trisomie 21, Le Syndicat Electronique...) : des gros noms de la musique electro-industrielle, EBM, minimal synth et darkwave dans des lieux présentés comme insolites. Cette année 2021, l'événement s'annonçait plus gros que jamais et extrêmement ambitieux. En plus de têtes d'affiche renommées (Esplendor Geométrico, Clock DVA, Absolute Body Control...), les endroits choisis (des anciennes prisons et entrepôts) ont fini de me convaincre d'aller passer cinq jours à Barcelone. Et je ne fus pas déçu.

Pourtant, au départ, j'avais un peu peur : des semaines à attendre des réponses de l'organisation, impossibilité à avoir un planning précis afin de pouvoir envisager des interviews, etc. Le festival est encore un peu jeune et les normes anti-Covid ne rendent pas les choses faciles. Le grand regret aura été de ne pouvoir assister aux concerts de December, le projet de Tomas More - dont le premier véritable album, Debut, est enfin sorti - et Broken English Club au Razzmatazz, club immense de la ville où la queue était juste interminable, surtout à deux heures du matin, dans le froid humide de la fin d'automne. Le reste ne fut qu'un enchantement, même si les tarifs ont pu en dissuader certains.

Pour se mettre dans le bain dès le jeudi 25 novembre, une visite de la petite exposition pour fêter le centenaire de Fellini fut un très bel hors-d'œuvre, à El Born, un lieu construit sur les anciennes ruines de la ville. Après avoir été interpellé par la musique de Bauhaus au GI Joe Surplus, je pars donc en direction de La Model, une ancienne prison transformée en un impressionnant centre culturel.

Là se déroule la cérémonie d'ouverture avec notamment une performance de La Fura Dels Baus [photo ci-dessous] : corps couverts de terre illuminés par la lumière blanche, hurlements, déferlante sonore free noise rythmique, entre danse Buto et actionnisme viennois. On y retrouve l'esprit de certaines formations industrielles des années 1980. Le ton est donné, surtout qu'auparavant la DJ avait ressorti les disques de Throbbing Gristle, He Said et autres projets cultes de l'époque. En revanche, les films d'Erika Lust en mode soft porn étaient bien affligeants, tellement vides et clichés qu'ils nous ont laissé le temps d'apprécier l'ambiance dingue de ces anciens couloirs de prison.

Le reste du festival, si ce n'est les afters, a pris place dans les décors adéquats de l'Utopia126 [photos ci-dessous], des anciens entrepôts qui accueillaient les deux scènes, Ombra et Operator, pour des concerts et des sets DJ. Une cour extérieure permettait de se rassasier, une salle proposait des stands et du merchandising et une autre des expos et projections. Le public est au rendez-vous, tenues noires de rigueur et de bons looks qui rappellent la grande époque des festivals goth des années 1990. La dominante était clairement EBM et synthwave, ce qui a pu desservir certaines formations trop ancrées sur les codes de ces genres musicaux.



C'était par exemple le cas de SDH, le duo espagnol qui a ouvert la journée du 25 novembre. La voix féminine est belle, grave, puissante, mais les compositions manquent encore d'originalité. Yugoslovia [photo ci-dessous], avec leur coldwave ultra minimale et leurs morceaux courts et efficaces, nous séduisent totalement. Un projet du sud de l'Espagne à suivre impérativement. C'est déjà un des points forts du festival : nous faire découvrir ce qui se passe dans la scène locale. Les univers d'Ultra Sunn et Unconscious jouent allègrement sur les clichés et visent l'efficacité. Sans surprises.

Un des projets les plus attendus de cette journée était Brigade Rosse, les anciens du groupe culte allemand Bakterielle Infektion. Si la musique était quasiment totalement préenregistrée, la présence des deux chanteurs et musiciens est indéniable. Uwe Marx et Danilo Roost ont la classe et nous abreuvent d'anciens tubes jusqu'à faire naître l'émotion : "Cities of Glass", "Actors on Stage", "Living in the Underground"... Les allemands de Fallbeil, moins dark, reprennent un esprit electro à l'ancienne, puis arrivent Absolute Body Control, avec un Dirk Ivens toujours aussi charismatique. Le son est très fort, certaines réinterprétations totalement rentre-dedans, le public est en transe, ça clope, ça sniffe, ça se bouscule et ça saute partout. Journée réussie, il ne reste que le froid à braver.

Les concerts se déroulant entre 14h00 et 23h00, il est clairement étrange de voir des gens dans le même état et au même endroit que la veille, comme si rien ne s'était arrêté. Les teints semblent encore plus blafards derrière les lunettes noires. Sûrement certains n'ont-ils pas dormi et continuent à danser, imperturbables, sur la musique de Brodmann41 et 4Cantons. De l'acid EBM en début de journée? Pourquoi pas? La darkwave des Finlandais Aus Tears semble bien plus appropriée : un couple bien looké batcave, des compositions impeccables, des synthés joués en direct et une énergie folle. On adore, et leur premier album autoproduit Levelled Directions prend alors toute sa dimension. Le set de Julia Bondar est, quant à lui, intéressant mais trop répétitif et Soft Riot regorge d'énergie mais les compositions ne prennent pas. On attendait mieux, vu le passif du bonhomme.

La performance de Clock DVA remet les pendules à l'heure. De vrais précurseurs, présents depuis les années 1970, jamais considérés à leur juste valeur. Le show parle pour eux : projections hypnotiques, électronique très élaborée, voix susurrée, gutturale et magnifique d'Adi Newton... Chaque pièce sonore nous fait monter de plus en plus haut. Rien n'est laissé au hasard et le son est incroyable. Difficile de passer derrière, mais Esplendor Geométrico [photo ci-dessus] savent y faire et nous tétanisent tout autant. Moins brutale que par le passé, la musique du duo a gagné en ampleur et en richesse des textures. Les boucles rythmiques envoûtent, les drones bourdonnent dans nos têtes, et les vidéos - avec un bel hommage à l'âge d'or de la cassette audio - sont elles-aussi très travaillées. Là encore, de vrais précurseurs, initiateurs d'un genre à eux seuls. Pour finir, les vétérans de Parade Ground [phto ci-dessous] ne se sont pas montrés à la hauteur de leurs derniers albums. Pourtant, Rosary est une perle. Là aussi, tout est préenregistré, et les deux frères Jean-Marc et Pierre Pauly se contentent d'une chorégraphie, certes tendue et portée par l'affection qu'ils se portent, qui finit par lasser. Leur style est plus noisy et dur que dans les années 1980, mais même un tube comme "Moans" est desservi par un son brouillon, trop fort pour qu'on ne discerne quoi que ce soit.

Le dimanche 28 septembre aurait dû être plus calme, mais au final il nous a réservé de sacrées belles surprises. Tout d'abord, Das Ding!, projet néerlandais qui avait sévi dans la scène cassette des années 1980. La musique du Néerlandais Danny Bosten n'a pris aucune ride. Analogique, imparable, fascinante. Et il n'est que 14h00 de l'après-midi. On a juste eu le temps d'aller au marché et de manger un bout, après le fiasco de la nuit où on a attendu désespérément de pouvoir entrer au Razzmatazz au milieu des poivrots du samedi soir. NNHMN nous laisse de marbre, et le concert de La Fura Dels Baus, malgré une installation vidéo ingénieuse avec des voiles, vire au cauchemar : une sorte de soupe alternative avec des éléments folkloriques, on dirait Les Négresses Vertes sur boîte à rythmes avec une chanteuse de variété qui nous casse les oreilles. Vite je fuis, sinon elles vont saigner. Pire, le concert a duré au moins une heure et demie. Les groupes d'après s'impatientent. Blind Delon en a même oublié de brancher sa basse. Mais tout est écrasé par la prestation possédée et tétanisante de Leroy Se Meurt.

Le concert est bouleversant, sans temps mort. Les rythmes tabassent, le public devient fou. Une jeune fille est par terre à côté de moi au premier rang, ses bottes dansent à mes côtés. Le chanteur est écorché. Il hurle, se jette dans la foule. On suffoque tant il y a d'émotions. On apprend sur l'écran que son père vient de décéder. Mathieu Laurent and Volkan Ergen se serrent dans les bras. J'en pleure, aussi déchiré qu'eux. Je m'identifie à cette douleur, ce deuil. Le festival s'achève et je n'arrive plus à redescendre. Je suis ailleurs, emporté dans cette expérience cathartique. Les portes ferment. On se retrouve avec un ami dans un bar/restaurant en hommage à Samuel Beckett. Un martini et du vin nous font reprendre nos esprits, mais notre cerveau est comme si on l'avait écrasé par un bulldozer. Il sera difficile à Leroy Se Meurt d'être aussi bons que ce soir là. Mais quel final !