Palo Alto s'attaque à un gros morceau. Il ont pris le temps puisqu'il manquait à leur discographie un album depuis le Terminal Sidéral de 2008, le groupe ayant enchaîné deux splits entre temps. Alors Palo Alto expose le philosophe et maître à penser de nos années postmodernes, de la renaissance d'une gauche radicale, le copain de route de Félix Guattari : la figure pétrifiante de Gilles Deleuze. Pourtant, quand bien même vous seriez rebuté par le monde des idées, il ne faut pas fuir. Car Palo Alto c'est d'abord de la musique et un esprit iconoclaste, festif et subtil. La première longue plage est instrumentale pendant six minutes, c'est une sorte de space ambiant, une symphonie céleste légère, dans laquelle les notes du sax de Jacques Barbéri bataille gentiment avec les stridences de la guitare de Richard Pinhas (fan de longue date de Deleuze !). Pernice, Perreaudin et Frajerman créent la trame délicate, les lames de fond sur lesquelles s'épanchent leurs comparses. La composition, lente et harmonieuse, ne touche que de loin aux musiques free ou expérimentales, générant davantage des ambiances sous contrôle. Il y a un plaisir pris à lier et délier les partitions.
Il y a donc deux dimensions à ce disque : l'une légère, qui offre un nouvel album, avec une pochette surréaliste présentant un homme des années 1950 couché sur un sol crénelé, à moins qu'il ne s'agisse d'un clavier d'ordinateur pour L'Homme Qui Rétrécit. Le visage de cet homme est noirci et un nuage poursuit les contours de son maquillage, s'étendant jusqu'à un soleil apocalyptique plongeant à l'horizon d'un océan. L'autre, plus profonde, qui nécessite des connaissances pour saisir les allusions. Musicalement, les quatre morceaux (mais bien plus de mouvements, voir la liste des morceaux là, en bas à gauche) sont un clin d’œil au Third de Soft Machine, puisqu'ils tiennent sur un double 33T.
Pourtant, lorsque les paroles se présentent, le choix de mise à distance fait du support Barbéri (sur "The Tears of Nietzsche", lecture de Les larmes de Nietzche : Deleuze Et La Musique) un instrument à part entière, calant une répétition vocale en fin d'émission. Le procédé évite la focalisation sur la signification et redonne sens à l'effet poétique. La reprise de la musique, sur un mode plus symphonique progressif permet une envolée très typée psychédélique. Un think-trip en quelque sorte.
La musique est répétitive et free en même temps, enjouée et sidérante, claustrophobique par moments. Elle joue sur la spatialisation et les ondes (le démarrage synthético-machiniste de "Rhizome") et sur ces paysages, les musiciens lead s'échappent (Barbéri avec une trompe tibétaine, Thierry Zaboitzeff d'Art Zoyd avec un violoncelle électrique, Pernice et Perreaudin en mode kraut et déviances aventureuses), comme s'ils créaient la jungle foisonnante d'une nouvelle planète ("Cosmos" clame la voix à différentes reprises). Ce rhizome est un modèle de description et d'analyse instauré par Deleuze et Guattari, s'opposant aux habituelles structures pyramidales ou hiérarchiques. Chaque élément influence les autres, ce qu'on sent à l'écoute des interventions qui modulent notre perception de la même trame de fond. La musique en elle-même est composée de manière assez classique, mais son écoute est un travail de sape, le morceau se construisant en même temps qu'il se délite et qu'il part ailleurs pour y revenir, aboutissant à une transe chamanique de toute beauté sur son dernier tiers.
Ce processus trouve son apothéose dans le quatrième titre : "Différence et Répétition" (du nom de la thèse de philosophie soutenue par Deleuze en 1968). Avec délicatesse, Palo Alto déplace les masses sonores, profite d'un rythme trépidant mis en branle à la Einstein On The Beach, superpose les chœurs légers des Bottines et génère un bien-être presque zen. On a ensuite droit à un bon passage chaloupé (qui évite la lourdeur McDo de certaines productions polyphoniques où tout y est mais de façon indigeste) et diverses plaintes au saxophone "génétiquement modifié". Ainsi composé, c'est tout ce long disque qui gagne une profondeur et une originalité.
La pièce-maîtresse est, à mon sens, celle sur laquelle intervient Alain Damasio, "éclairé" du moment. Son texte orne d'ailleurs l'intérieur de la pochette du digipack. La musique se met en sourdine et sa diction est celle des conteurs nocturnes de café, directement taillée pour la scène. On y est, au cœur des choses, à ce moment où la pensée prend corps, où elle sert et fait effet. Le travail sur l'ensemble des trois mouvements crée une différence énorme avec les essais en musique de Dantec : là, l'osmose est plus complète et la musique créée va de pair avec la dimension onirique de l'auteur, évitant le "tout violence" qu'on aurait pu craindre. Évidemment, le passage avec le Furtif dans le Cube (les premières pages de son roman très remarqué) sont un beau moment. Il est rare aujourd'hui de retrouver ce plaisir du mot mis en musique et on distingue les écarts avec ce qui existe (feuilleton radiophonique, slam, poésie sonore, conteurs et conteuses) : la maîtrise de Palo Alto, c'est d'avoir tenu sa place et d'avoir réussi à créer une rencontre d'univers au carrefour des musiques (on pense même au Neubauten du titre "Perpetuum Mobile" pour "Chaosmos" et ses sourdes raclées). Une musique neuve, intellectuelle et physique.
