Mouvance aux contours difficilement définissables et galvaudé par le commentaire depuis des décennies, la new wave reste un sujet de discussions et de débats depuis presque une cinquantaine d’années. Les férus restent légion et le Dictionnaire Passionné De La New Wave de Pedro Peñas Robles s’adresse à eux : c’est comme une déclaration d’amour au genre sous la forme d’un dictionnaire abordant les termes et acteurs clefs de la mouvance, et l’occasion de replonger avec l’auteur dans les tréfonds d’une alternative musicale. Il n’a toujours pas la langue dans sa poche.
Obsküre : Prendre l’initiative d’écrire un volume de définition personnelle de cette mouvance protéiforme qu’est la new wave a-t-il découlé – pour partie, et je me place en dehors de cette seule passion que tu éprouves pour le sujet – d’une forme de frustration de ta part ? J’entends par là : n’es-tu jamais entré en résonance avec le commentaire tendant à définir la New Wave ?
Pedro Peñas Robles : "Frustration" me semble un terme inapproprié vis-à-vis de la démarche personnelle et le processus d’écriture qui ont amené à la publication de ce Dictionnaire Passionné De La New Wave (en mai 2022, aux éditions Le Boulon / Layeur). Premièrement parce que j’ai toujours réalisé ce que je désirais sans me mettre de limites ou d’obstacles, et que cette liberté artistique, musicale ou littéraire, m’a toujours mis à l’abri d’une quelconque "frustration". Et deuxièmement parce qu’adolescent dans les eighties je considérais déjà la définition de la new wave comme un fourre-tout imprécis et trop hétérogène à mon goût. Par conséquent, comme l’indique le titre de mon bouquin il s’agit plutôt d’une affaire de passion, essentiellement d’une passion inconditionnelle pour la révolution musicale de cette époque-là, et peut être aussi une envie de clarifier certaines choses qui peuvent expliquer mes prises de position et mon parcours, à la lumière de ce que je raconte dans ce nouveau livre. Mes amis de longue date, et les mélomanes qui me suivent depuis longtemps, savent que ce que j’ai écrit dans mes ouvrages, je le racontais et le défendais déjà il y a trois décennies.
Néanmoins, ce que je raconte dans le livre va bien au-delà de mon point de vue strictement personnel, je relate aussi des faits, des anecdotes, l’histoire méconnue des groupes et celle des labels, des producteurs et des machines. Mon opinion personnelle, je la cantonne surtout à mon introduction et à la conclusion, mais tout le reste est factuel et fait partie de l’histoire de cette musique que j’essaye de survoler dans sa globalité en tentant de mettre en exergue ce qui me semble le plus pertinent. Je travaille dans le milieu de la musique depuis 1987, j’ai fait tout ce qui était possible de faire pour transmettre et soutenir l’essence et la pureté de ce qui fait nos scènes dark alternatives : DJ résident durant treize ans, organisateur de soirées pendant vingt ans, musicien industriel depuis le premier album d’HIV+ en 2000, compilateur, remixeur, curateur, chanteur, patron de label, auteur de livres sur la musique, etc. En 1991 j’ai même été roadie et photographe pour un groupe cold wave avignonnais, c’est dire mon implication dans tout ce bordel depuis que je suis gamin. Ma vie a toujours été consacrée à la musique, c’est un sacerdoce à la limite du sacrifice ou de la folie.
Alors même si je n’aime trop enfermer la musique dans des genres précis, une subculture, un style ou une étiquette, je pense qu’il faut bien nommer les choses à un moment donné, et leur donner un sens commun reconnaissable par un public spécifique pour mieux pouvoir appréhender les choses, pouvoir en parler et les diffuser. La terminologie des genres musicaux a tendance à s’étioler avec le temps, les styles musicaux perdent de leur force et de leur originalité quand les générations suivantes les ressuscitent pour de bonnes ou de mauvaises raisons. La dénomination d’un nouveau genre musical reste tout de même une trouvaille de journaliste, plus rarement celle d’un groupe ou d’un label.
Pour moi Fad Gadget, Yazoo ou Kas Product sont plus légitimes à se retrouver dans un bac new wave que par exemple The Cure, Clan Of Xymox ou Tears For Fears qui se sont rapidement détachés du format stylistique du genre initial pour embrasser au bout de deux ou trois albums des univers musicaux plus hétéroclites, plus rock ou plus pop, donc plus classiques finalement. J’avais donc envie de redéfinir ce qu’a été la new wave pour moi, et les amis musiciens que j’interroge dans ce livre, comme dans les trois précédents. J’ai volontairement fait l’impasse des choses strictement "néoromantiques" voire un peu "world music" que je n’aimais pas du tout étant minot, des trucs comme Talking Heads, Spandau Ballet, Duran Duran, Human League, Elli & Jacno ou Lizzy Mercier Descloux, pour me focaliser sur des groupes moins connus du grand public, comme Liaisons Dangereuses, Cabaret Voltaire, He Said, The Sound, The Chameleons, Love & Rockets, Lowlife ou Fra Lippo Lippi (uniquement le premier album In Silence de 1981), entre autres.
J’ai choisi de raconter les choses dans un style gonzo, un peu provocateur, impertinent et dynamique, comme je le fais dans mes articles signés PPyR pour le magazine Gonzaï ! Alors que ma démarche entre, ou pas, en résonnance avec la doxa officielle sur le sujet de la new wave, je m’en tape ! D’ailleurs, j’ai lu dans les tréfonds du web une paire de critiques négatives de mon dernier livre (sur le forum français des fans de Depeche Mode French Violation ou sur le site de la Fnac), et je pense que les deux ou trois individus qui ont critiqué mon bouquin – et c’est leur droit – n’amènent aucune argumentation factuelle, et n’ont absolument pas compris que je n’écrivais pas pour caresser leur égo d’encul**rs de mouches, car la plupart des commentateurs sur internet sont souvent des types aigris n’ayant jamais mouillé la chemise pour aucune cause musicale ou artistique. Par conséquent je préfère que ce soit clair : j’écris avant tout pour les nouvelles générations et pas pour quelques cinquantenaires nostalgiques !
Peut-on, à ton sens, considérer (ou non) la new wave, prise dans sa diversité, comme un cycle de réaction artistique aux formes des musiques pop et rock qui se sont affermies au gré des décennies depuis, à minima, les 60’s ? Est-ce un peu, beaucoup cela ou est-ce simplement autre chose, dans ton regard ?
Absolument. La new wave en tant que genre musical axé sur l’innovation, est bien une réaction au chaos du punk et à l’ennui du rock progressif ou de la pop formatée. Pour moi la new wave est une forme plus électronique et expérimentale issue du post-punk qui, dans sa partie la plus électronique, a conduit à un changement de format musical du mainstream des années 1980. La new wave a apporté une nouvelle esthétique, autant dans l’instrumentation musicale, que dans le performatif, la mode, le visuel, les fringues, c’est un mouvement à part entière qui s’est scindé en de multiples ramifications, toutes aussi pertinentes les unes que les autres. J’englobe dans le mouvement new wave initial des genres comme la cold wave, la batcave, le rock gothique, l’EBM, le new beat ou les trucs plus heavenly voices. C’est un mouvement d’une telle richesse…
Je devais avoir treize ou quatorze ans quand j’ai acheté mes premiers 45 tours de groupes new wave au tout début des années 1980. Je faisais des tas de copies de cassettes pour mes copines de lycée, les filles adoraient qu’on leur fasse de belles compilations cassettes au design soigné (rire). Au lycée, dès ma première en cursus de Lettres et Arts Plastiques, je devais être l’un des seuls mâles de la classe, une position enviée à une époque de l’existence où l’on découvre le sexe et la séduction. De ce fait, avant mes dix-huit ans, je n’avais que des fréquentations féminines, et mon goût pour la musique est à mettre en parallèle au plaisir des belles choses que je partageais avec mes copines d’adolescence. La new wave c’est un truc d’esthètes, les camarades masculins de mon lycée dans les années 1983-1986 étaient pour la plupart fans de hard rock ou de U2, et ils ne pouvaient pas comprendre nos looks et les trucs électroniques que nous écoutions, ils nous prenaient pour des homos.
Adolescent je faisais des petits boulots l’été pour me payer des vinyles, et très vite je me suis retrouvé avec une belle collection de singles, de maxis et de 33 tours, de tout ce qui se faisait de mieux dans le genre en imports anglais achetés à l’époque à Avignon. Durant cette décennie-là, je me suis construit un univers esthétique et musical très personnel, en allant à des tas de concerts (mon premier fut The Cure à Orange en août 1986), et surtout en mixant aux platines de La Guinguette Du Rock chaque fin de semaine devant un parterre de goths de la première heure, et de punks.
Dans ton ressenti historique personnel, la new wave remonte-t-elle au milieu des années 1970 ou coïncide-t-elle avec le début de l’after-punk ?
Je ne pense pas que ce soit une histoire de "ressenti personnel" mais quelque chose de factuel. Je ne me base pas sur un point de vue affectif mais sur des faits, des disques, des labels, des interviews d’artistes pionniers, des évidences que l’histoire a reconnues et que je ne fais que rappeler humblement. La recherche musicale sur des machines et synthétiseurs est un impondérable de la new wave, et ça commence déjà avec Suicide et leur album de 1975, même s’ils jouaient leurs titres dans des galeries et des squats de New York depuis 1970. Avant Kraftwerk, donc !
Hors le triumvirat Bowie / Kraftwerk / Roxy Music, quels artistes/projets considèrerais-tu comme portes d’entrée idéales à conseiller au néophyte de la new wave ? Tu as le droit d’en citer trois autres, et d’en expliquer les raisons, voire de donner des références que tu considères comme essentielles dans leur fond de catalogue.
Déjà, les grands artistes que tu cites ne constituent pas pour moi une porte d’entrée pour la new wave (NDLR : comme quoi, difficile de fédérer autour du thème !), mais ce sont ces maîtres du rock des 70’s qui ont considérablement influencé la plupart des groupes new wave et néoromantiques. Si je devais conseiller trois groupes de l’époque à creuser pour les néophytes, sans hésiter je dirais Fad Gadget, He Said et Twice A Man. Je conseille à vos lecteurs d’écouter les albums Hail et Take Care de He Said (projet new wave de Graham Lewis de Wire, sorti en 1986), de jeter une oreille sur le magnifique livre CD rétrospectif du groupe new wave pionnier suédois Twice A Man Songs Of Future Memories (1982-2022), de réécouter l’album solo de Robert Görl Night Full Of Tension (1984), le superbe Diminuendo de Lowlife (1987) ou de redécouvrir toute la discographie du génie Fad Gadget (NDLR : eh, ça fait plus de trois là !).
Parmi tous les producteurs qui ont marqué la new wave, lesquels te semblent avoir construit les œuvres les plus emblématiques et visionnaires ?
Daniel Miller, Martin Hannett, Chrislo Haas, Conny Plank, Paul Kendall, Gareth Jones, Flood, John Fryer, Trevor Horn, Ken Thomas, Mike Hedges. J’ai volontairement fait des impasses car je souhaitais avant tout insister et raconter les groupes que j’aimais le plus, et notamment ceux qui m’ont marqué durablement. Comme je le fais souvent, j’invite d’autres artistes à m’exposer leur point de vue, parfois certains m’apportent un regard différent sur un groupe que j’aime moins. Par exemple j’ai trouvé intéressant pour les lecteurs d’avoir l’opinion de The Hacker sur Japan ou sur Duran Duran dans le but d’éclairer les choses sous une autre focale.
J’accepte toutes les opinions tant qu’elles sont argumentées, j’apprécie les débats d’idées. Et justement le mouvement new wave est tellement vaste que j’ai choisi ici de me focaliser sur les formes les plus électroniques de celui-ci, même si je parle aussi abondamment de groupes à guitares.
Qu’est-ce qui t’a déplu/déçu dans le Go Away White de Bauhaus en 2008 ?
Tout. La pochette moche, le son faiblard, les compositions médiocres, l’ennui qui se dégage de ce disque. C’est dommage de saboter la beauté d’une légende en ne sachant pas mettre un terme à un groupe dont les trois musiciens principaux détestent le chanteur et vice-versa. La tournée Gotham de 1998 était parfaite, ils auraient dû en rester là. En revanche j’attends impatiemment que Love & Rockets reviennent jouer en France, leur tournée vient de démarrer aux USA après un énième split de Bauhaus et ils sont en train de faire un carton !
L’héritage new wave se transmet-il entre générations successives de musiciens ? Qui, selon toi, incarne au plus fort la new wave aujourd’hui, parmi les groupes nés après 2010 ? Tu as là encore droit à trois exemples.
Oui l’héritage se transmet avec beaucoup de fluidité depuis quarante ans. Il faut avouer que depuis la brève période electro-clash de 1998-2002, l’esprit et le son des eighties n’a jamais quitté le devant de la scène et les revivals ne cessent de déferler, parfois avec l’aide de la bande originale d’un film ou d’une série comme ça a été le cas pour Depeche Mode dans The Last Of Us, Kate Bush dans Stranger Things ou les Cramps dans Wednesday. Mais d’un autre côté il y a tout de même aujourd’hui beaucoup d’escrocs qui galvaudent tout ce qui est lié à la scène wave en s’en servant comme marchepied pour produire des choses plus mainstream et sans aucun rapport avec la new wave, la cold ou le mouvement goth d’antan. Dans les artistes qui selon moi ont repris l’esprit et la flamme de cette époque incroyable, je dirais Curses, Kris Baha, La Main, Position Parallèle, Blind Delon, Vogue Noir, Closed Mouth, Fragrance, Synth Versus Me ou Antipole.
On écrit sur les choses d'abord parce qu’on les aime ou qu'elles suscitent en nous une émotion singulière. Ton dictionnaire a donc sans doute, j’imagine, eu pour moteur, parmi d’autres, tes inclinations personnelles, en même temps qu’il veut offrir un aperçu globalisé de la mouvance, prise de A à Z. Parmi toutes les références évoquées dans ton Dictionnaire Passionné, quelles sont celle qui te remuent le plus, et celles qui, justement, te remuent le moins ? Et pourquoi ?
Ce qui me remue encore aujourd’hui de cette époque ce sont des choses comme Grauzone, John Foxx ou Nitzer Ebb et ce que j’ai toujours trouvé pompeux c’est les trucs genre Heaven 17, Duran Duran ou Simple Minds à partir de 1982-83. Dans chacun de mes livres (même les deux premiers chez Camion Blanc, qui furent des commandes pour la collection Paroles de Fans, ainsi que mon essai biographique sur Nitzer Ebb), j’ai souhaité relater en premier lieu, et selon un point de vue strictement personnel, le contexte sociétal et esthétique singulier par le biais duquel ont émergé tous ces mouvements musicaux qui nous ont bercé et éduqué durant les années 1980. J’exprime avec force argumentation et exemples mon amour pour la scène new wave originelle, vision à laquelle je confronte les impressions d’autres personnes, des témoins de ce passé musical et de ce mouvement culturel. Rien d’exhaustif ou de froidement encyclopédique, juste des tranches de vies passionnées de musique et une mise en situation dans un contexte technologique et musical.
Dans mes bouquins j’ai sciemment décidé de relater les choses d’un point de vue subjectif, avec le plus de sincérité possible, afin que les jeunes générations puissent comprendre dans quel contexte sont nés et se sont développés les divers mouvements issus de l’après-punk, qui continuent d’influencer encore de nos jours. Et avec quelle vivacité, la production musicale actuelle se nourrit du modèle crée dans les 80’s. Je n’aime pas me faire chier à lire des sommes encyclopédiques sans assise contextuelle ou personnelle. Pour moi l’intérêt d’un livre qui raconte une épopée musicale me semble plus excitant et vivant dans le trip gonzo, avec une mise en relief d’un contexte social, que dans un quelconque exercice pseudo-élitiste auquel j’aurais pu moi-même très bien succomber. Je privilégie surtout le vécu et la sincérité des intervenants, les opinions des artistes, les anecdotes peu connues, quelques révélations des coulisses (qui peuvent en dire long sur telle ou telle scène, etc.). C’est en prenant en compte ces différents angles de vue qu’on saisit les moments importants d’un mouvement musical, parfois de simples coïncidences, des trouvailles sonores dues à des erreurs ou à des améliorations technologiques détournées de leur but initial.
La new wave, la cold wave, la batcave, le rock gothique, la dark folk, l'EBM et la musique industrielle font partie de mon ADN musical depuis quarante ans, ce qui explique peut-être mon exigence vis-à-vis des sons estampillés post-punk depuis cette dernière décennie (une étiquette devenue tellement fourre-tout aujourd’hui que le mainstream se l’est approprié sans aucun scrupule) et mon côté très critique des revivals et autres abus de langage quand il s’agit d’étiqueter comme EBM, synth-pop ou goth, termes ô combien galvaudés et vidés de leur sens, pour donner de la "substance" a des groupes fades ou surfaits. La médiocrité musicale a toujours su se draper d’étiquettes à l’esthétique forte, comme si le fait d’être "underground" vous conférait le sceau de l’excellence.
Avant de finir je tiens à remercier ton cher ami Clément Marshall du fanzine Twice, qui m’a mis en contact avec le directeur des éditions Le Boulon, quand il a su que Camion Blanc m’avait remercié sans préavis, à la suite du présupposé "parfum de scandale" de mon essai biographique sur Nitzer Ebb.
Derniers mots pour vos lecteurs : la vie est vraiment courte et je suis très heureux d’avoir pu conserver la même passion après tant d’années d’activisme, et d’être devenu une sorte de passeur, de transmetteur, un psychonaute qui aura laissé quelques petites traces de son passage sur cette planète.
Passé + Présent = Futur
> PEDRO PEÑAS Y ROBLES
- Dictionnaire Passionné De La New Wave (Le Boulon / Layeur, 2022)
- Préface de Frédéric Lemaître (Persona)