Une nouvelle fois, Pedro, patron des labels Unknown Pleasures Records et +Closer2, a écrit un ouvrage pour la collection Paroles de Fans. Il y entrelace les témoignages de passionnés à sa propre expérience.
Et, ce qui est remarquable, c'est qu'il n'y a pas de redite stricte sur son parcours. En effet, Pedro a eu à cœur d'extraire ce qui dans sa vie adolescente et adulte renvoie au parcours de Nick Cave. Non pas dans un parallélisme vain qui consisterait à chercher ce qui rassemble et ressemble, mais dans une perspective de petites pointes d'échos douloureux et mobilisateurs. Comment la rencontre avec cet artiste incroyable a été l'un des déclencheurs puis un moteur à ses actions.
À dix-huit ans, Pedro vit dans un foyer de jeunes travailleurs étrangers ; à la radio, il découvre "une voix ciselée au blues urbain [qui] réchauffe [son] âme d'étudiant désargenté durant une bonne heure." C'est l'année de la sortie de Your Funeral... My Trial. Culturellement, les lectures de Gilles Deleuze, Guy Debord, Antonin Artaud, Henri Michaux, Georges Bataille et Louis Calaferte créent un univers de réception propice ; pour obtenir des informations, le bouche-à-oreilles, les fanzines, les émissions de radio. Déjà, la carrière de Nick Cave est riche puisque les Boys Next Door et le Birthday Party avaient fait parler d'eux, sa participation au film de Wenders lui offre une image visible de tous les cinéphiles. En remontant sa discographie, Pedro achète la compilation de reprises, Kicking Against The Pricks, "à la croisée des chemins entre le Diable du Bayou et le King de Memphis". C'est là une occasion de sortir des chemins en partie balisés du post-punk, de revenir à d'autres sources sonores, dont le Velvet Underground et Nico. En 1990, l'ouverture du magasin Mad Bag Disks par Jean-Phi à Avignon est également l'occasion d'une ouverture musicale plus grande encore.
Un voyage initiatique de retour aux sources, avec Nick Cave dans le walkman, conduit Pedro à Lorca, sa ville natale dans la région de Murcia. C'est peut-être dans ces lignes que la résonance est la plus forte, sur cette envie de se faire une place ailleurs : "Je suis moi aussi un blédard, un immigré venu du trou du cul de l'Espagne, en total décalage avec mes aspirations néo-punk et gothiques."
Avec sa carrière de DJ, en réalisant une after d'un concert des Bad Seeds, Pedro et l'équipe du Trolleybus ont la chance de côtoyer pour une nuit idéale Nick et ses comparses. L'un des moments les plus magiques de ce livre.
En liant par ses mots les déclarations des autres, Pedro donne également des pistes sur les références à connaître : Johnny Cash, Leonard Cohen, les rois du blues. Il fait un panorama des reprises à écouter ou voir, il présente chacun des protagonistes tournant autour de Nick Cave. Cerise sur le gâteau, une analyse extrêmement détaillée de la chanson "Stagger Lee" nous promène dans les non-dits de l'Histoire américaine.
Les fans ici rassemblés sont passionnés et acteurs de leurs vies, de leur rapport au poète-acteur-écrivain-musicien et chanteur. Je fais partie des personnes interrogées et, honnêtement, je fais ma chronique du livre puisque mon petit témoignage ne peut effacer les autres, évidemment. Chacun explique ce qui a résonné en lui ou en elle. Là encore, peu de redites, si ce n'est dans le palmarès des chansons, albums et films dont le lecteur pointilleux tirerait un top 5 des œuvres par lesquelles entrer dans cet univers presque trop riche.
Épanouie à une époque d'avant Internet, la carrière de Nick Cave a évité le diktat des réseaux sociaux et des likes liés à des polémiques et des effets de buzz. Quand bien même les concerts agités de l'ère Birthday Party ont construit un phénomène, les fans ici interrogés ont été touchés par les prouesses artistiques, les mots et les gestes, les attitudes. C'est intemporel et universel.
Rien n'est oublié dans la personnalité de Nick Cave, son aspect crooner, sa place de chef, sa force, sa puissance, sa virilité, sa sensiblerie, ses talents de conteur, de "troubadour post-moderne" plutôt trash, une figure du rock lettré à l'instar d'un Lou Reed (en plus de ses livres de poésie et ses romans, il a aussi préfacé L'Evangile selon Saint Marc). Le terreau religieux interpelle des gens dont certains assument "leur mauvaise foi" et les récits touchés par Dieu ne se dressent pas en évangélisations, tout comme Nick Cave n'est ni un saint, ni un Messie, quand bien même il a semble-t-il joué le rôle de Sauveur pour plusieurs des fans rassemblés ici. Sa manière de poser sa voix « entre la déclamation et le chant » offre des mots qui aident à tenir lors des traversées du désert : "J'ai beaucoup de douleurs, à la suite d'un accident, et je suis passée par une période très douloureuse et très pénible et je pense que ça m'a aidée à tenir. J'ai aussi exorcisé mes maux par mes mots. Sa musique est humaine, profonde (…) j'ai été amenée à vivre une vraie expérience, un chemin" : ainsi parle une dénommée Sophie. Elle n'est pas la seule à affirmer le rôle cathartique de cette musique en clair-obscur, faite de contrastes.
Ce qui étonne une fois de plus, après l'ouvrage sur Joy Division, c'est ce que le fan peut découvrir de neuf grâce aux autres. Par pages interposées, c'est un long débat qui prend forme, sans que les intervenants ne soient coupés dans leurs réflexions, permettant alors des procédés stylistiques qui font basculer parfois le livre dans la belle écriture (et qui font de l'album No more shall we part un "glaçon torride"). Je me rends compte du lien que quelques-uns font entre Nick Cave et Bertrand Cantat ; ou avec Serge Gainsbourg dans un questionnement sur les élites et le peuple. J'apprends la sortie de la BD de Reinhard Kleist que j'offrirai à ma sœur. Une grande attention est portée sur ces derniers mois et le basculement du prédicateur vers une forme d'amour entre lui et son public, une "communion mystique", une "co-performance (…) une sorte de tableau transgressif au sein du concert."
C'est extrêmement plaisant à lire puisque chacun et chacune est mis sur un pied d'égalité. Le livre fermé, on se surprend d'avoir ainsi sa parole prise en compte au même titre que celle de... Marianne Faithfull !
Quels reproches faire pour cet ouvrage ?
On peut regretter que l'éditeur n'ait pu apporter plus de qualité aux reproductions de documents inédits : pour les photos, passe encore cette mauvaise qualité d'impression et de papier, on en trouve des tas sur internet, mais on tient là des flyers rares, des setlists, des tickets de concert dont un contenant une coquille (un lapsus?) de l'organisateur de l'époque (Nick Cave And The Bad Speeds ! Bataclan, 1985...) qui auraient mérité un engagement financier plus fort. De même, le format déjà énorme (216 pages !) empêche une vingtaine de pages de discographie exhaustive et la bibliographie. Des sauts de lignes plus forts ou l'adoption d'un lettrage différent auraient facilité le passage des témoignages à celui de l'analyse cadre... Nous parlons peu aussi du tour de force qu'est le documentaire 20000 Jours sur Terre. Enfin, une internationalisation des témoignages, plus difficile à mettre en place aurait été sympathique : si la réception de Nick Cave dans le sud des USA (on a le témoignage du New-Yorkais Zach Schonfeld), au Brésil, en Russie, au Japon et en Afrique du Sud aurait ouvert d'autres perspectives socio-culturelles, sommes-nous sûrs que nous n'aurions pas entendu les mêmes choses fondamentales ?
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Pedro Peñas Y Robles
Nick Cave - Paroles de Fans (Camion Blanc)
ISBN : 9782378481223
216 pages
