Rencontre au sommet entre deux figures de la musique expérimentale française qui s'y connaissent pour créer des climats anxiogènes, mélancoliques et volontiers dépressifs. Pepe Wismeer est un duo des Ardennes qui sévit depuis une bonne vingtaine d'années, avec quelques dizaines de disques en éditions ultra-limitées sous les bras. Leur cold-ambient a notamment séduit le label américain Beta-Lactam Ring Records et Nurse With Wound. De son côté, Thierry Müller, actif depuis les années 1970 et plus connu sous le nom de ses projets Ilitch et Ruth, a exploré aussi bien l'electro-pop que le dark ambient au sein d'un univers sombre et aux tendances cinématographiques voire psychédéliques. Habitué aux collaborations fructueuses (Aaron Moore, Mushy, Nick Littlemore…), on peut dire qu'il se fond ici dans les atmosphères glacées de Pepe Wismeer pour les enrichir et proposer sans nul doute leur meilleur opus à ce jour.
Dès l'introductif "Et l'on fera venir les Chiens", la tension s'impose, avec la voix sur le fil, toujours dans le langage à moitié inventé de Pepe Wismeer et une grande richesse de sons, aussi bien digitaux qu'analogiques (on retrouvera même du thérémine sur plusieurs titres). Guitares planantes, chant mi murmuré mi plaintif, piano, tout l'univers du duo se met en place avec "I Exteem", mais avec une chaleur nouvelle, solaire, langoureuse. Un slow mélancolique sur cordes synthétiques.
On entre vraiment dans le vif du sujet avec "I am Azon". Plus rythmique, le titre nous renvoie à une formation à laquelle on va penser au fil de ces deux disques : The Legendary Pink Dots. Mélodies obsédantes, samples étranges, sons concrets, orchestrations, le spectre d'Asylum n'est jamais très loin tout au long de cet album-trip où on plonge à chaque fois plus profond. Les voix s'inversent ou s'accélèrent, mêlant tragique et comique ("Alice in a Use"), l'orientalisme se fait déviant (surtout dans la seconde partie du deuxième CD), l'ambient y est obscur, halluciné ("Le Sang d'un Orchestre"), parfois menaçant et maritime (le superbe et plombé "The Ghost Ship in the Ocean of my Brain").
Expérience sous acide et spoken words de l'espace ("Exanatellein"), tout ici n'est que mystère. Un voyage cinématographique dans l'inconnu qui ne fait que s'amplifier avec le second disque, plus improvisé. Une electronica spectrale qui convoque Descartes ("Even Eve") en un art du contrepoint savamment maîtrisé. Et parfois, d'autres sources d'inspiration se décèlent, sûrement amenées par Thierry Müller, comme ce saxo eighties ou le fort côté krautrock de "Unicyconic Icon".
Foisonnant, inquiétant, abyssal, le double CD bénéficie aussi d'un packaging très soigné, avec des cartes postales glissées à l'intérieur, un format 45 tours qui se déplie et un aspect graphique qui souligne la mélancolie de l'ensemble.
