La mise à l’arrêt des activités d’Arcana (néoclassique / heavenly culte) et l’absence de signes de tout projet parallèle de Bjärgö (Sophia) coïncide, sans que cela surprenne, avec une concentration du protagoniste commun sur ses parutions en nom propre. Il a accumulé ces dernières depuis le milieu des années 2000, explorant un savoir-faire connu et reconnu dans le design d’une musique spectrale et puissamment atmosphérique. The Translucency Of Mind’s Decay est son cinquième opus solo, une fois exclu l’album collaboratif de 2005 avec Gustaf Hildebrand (Out Of The Darkling Light, Into The Bright Shadow, réédition 2012 sur Cyclic Law). Le nom de Peter s’est ainsi imposé au fil du temps, au même titre que celui de son projet le plus renommé. Cette reconnaissance est le fruit de la force évocatoire d’un art et d’une ambition dont Peter a su faire preuve tout au long de sa vie, quels qu’aient pu en être les soubresauts. L’ambition qui gouverne le faire, celle qui nourrit l’art. Ambition, noble verbe.
The Translucency Of Mind’s Decay porte en lui cette force intrinsèque à d’autres ouvrages solo et prend pour toile de fond la prise d’âge, l’effacement progressif des souvenirs. Les années passant, Peter creuse plus avant les affres de la condition humaine, laissant glisser son design sonore vers des paysages abstraits. Or, leur détail interpelle comme jamais. Le disque prend racine en cet effet de dilution qui, avec le temps, fait que votre mémoire décompose et recompose le passé, réinventant éventuellement ses charmes. S’y perd-on ? Le souvenir est une matière plastique, la mémoire se resserrant progressivement, peut-être, sur les évènements qui percutent l’existence en profondeur (bonheurs, traumas). C’est une perte, une fuite, c’est ce que vous voulez que ça soit.
Néanmoins ce n’est pas sur ce qui reste en nous que Bjärgö insiste aujourd’hui, mais bien sur ce qui se perd : l’oubli est une composante de fond essentielle de The Translucency Of Mind’s Decay, une thématique affichée et qui donne lieu à d’envoûtants exposés : vous retrouverez ici le sens de la boucle, le mystère éthéré et la richesse des instrumentations qui ont tapissé l’œuvre solo de Bjärgö. Clairement, il y a une marque de fabrique. Les phrasés rituels hypnotisent ("The Codex Of Repetition") et les parures instrumentales rendent inévitables le rapprochement avec Dead Can Dance : les volutes de "Séraphita" sont à ce titre d’une profondeur rare, figeant l’un des moments les plus pénétrants du disque. Et il y en a beaucoup. "Stargazers" et l’étirement religieux des voix, très Bjärgö, fascine tout autant.
La retenue dont fait preuve Bjärgö sur le cru 2021 renvoie, en définitive, à ce qu’il fait de meilleur : une atmosphère de l’introspection, certes défaite de toute démonstration de puissance frontale mais forte d’un raffinement sonore dont peu peuvent se targuer. C’est une esthétique de l’éloignement, de la disparition, en même temps qu’une ambition de beauté. Alors si la mémoire est l’instrument de l’oubli, l’oubli est-il réellement cette "grâce" que verrait en lui un Julien Green ? Le clair-obscur de The Translucency Of Mind’s Decay ne tranche pas, mais ses luminosités incertaines et sa cinématographie, éclatante, portent une angoisse. Nous sommes faits pour oublier, disent certains.