Les livres sur Joy Division se comptent par dizaines et, à première vue, on pourrait se demander ce qu'y a à ajouter sur une formation musicale, certes mythique mais qui a duré à peine plus de deux années ? Les écrits biographiques des trois anciens membres, Peter Hook, Bernard Sumner et Stephen Morris, auraient pu suffire.
Mais Pierre-Frédéric Charpentier, historien et auteur d'un autre livre chez Le Mot Et Le Reste consacré à The Clash, s'est livré à une démarche à la fois ludique et chronologique pour marquer les quarante ans de la disparition du chanteur Ian Curtis : conter l'histoire du groupe au travers de tous les enregistrements, officiels ou rares, qui sont parvenus jusqu'à nous. Répétitions, soundchecks, sessions en studio, démos, mixages différents, voire chansons perdues ou hypothétiques. Le livre se base ainsi entièrement sur la musique du quatuor mancunien, partant des débuts punk et de l'énergie brute jusqu'à la maîtrise inégalée d'une esthétique sonore coldwave laissant la part belle aux expérimentations synthétiques et funèbres.
Le volume s'étale ainsi sur plus de cinq cents pages, et on évolue dans cette aventure, morceau par morceau. L'auteur n'a pas choisi de s'arrêter à la mort tragique de Ian Curtis par pendaison le 18 mai 1980. En effet, de nombreux enregistrements et bootlegs sont parus à titre posthume, mais même les débuts de New Order, menés par les trois musiciens restants (la période Movement et Everything's gone green), sont tellement marqués par le deuil qu'il était impossible de ne pas les traiter ici. C'est d'ailleurs peut-être les parties les plus intéressantes car les moins analysées auparavant.
En effet, que dire de plus aujourd'hui sur ces chefs-d'œuvre intemporels que sont Unknown Pleasures et Closer ? Qui aurait pu d'ailleurs croire que des objets aussi sombres et précieux auraient pu devenir des objets de consommation planétaires (je pense notamment à la couverture du premier album) ?
Quatre jeunes gens issus de la classe ouvrière d'un Manchester post-industriel. Un avenir déprimant limité à une seule alternative : un emploi mal payé ou le chômage. Une musique qui se profile, froide, lugubre, inventive. La production réverbérée de Martin Hannett et les graphismes de Peter Saville. Les textes tourmentés de Ian Curtis et ses danses frénétiques inspirées de sa propre expérience de l'épilepsie. L'histoire est bien connue de tous les amateurs de musiques post-punk, gothiques ou indie. Pierre-Frédéric Charpentier se lance donc dans un recensement de toutes les traces sonores et ravira ainsi les complétistes. Cela dit, si l'approche est louable, la lecture peut se révéler rébarbative : les morceaux, pas si nombreux, sont abordés dans toutes leurs différentes versions, les secondes sont mentionnées quand il est supposé se passer des événements techniques (pas forcément nécessaire pour une œuvre aussi émotionnelle et intense) et les corrections et relectures ont manqué (p. 215). Nous sommes donc face à un travail de recherche sérieux, mais pas forcément facile à digérer. Il n'en reste pas moins un outil précieux pour aller chercher des versions rares, remixées et inédites que le fan aurait laissé passer, pour voir les concerts du groupe répertoriés, pour se replonger dans les méthodes d'enregistrement peu orthodoxes de Martin Hannett ou pour retrouver les paroles des chansons, toujours aussi fortes et troublantes.
Sur le plan discographique, ce livre est en effet très fourni et donne l'envie de se replonger dans cette histoire musicale à la fois terrible (la douleur, la dépression et la perte en sont indissociables) et profondément belle. Charpentier en revient aussi aux influences diverses et extra musicales (Werner Herzog, J.G. Ballard, Eraserhead, etc.) et il est appréciable de ne pas tomber dans un ouvrage qui fait de la psychologie de comptoir. La puissance des compositions, à la fois austères et hantées, de Joy Division ont quelque chose de bien plus irrationnel que cela.