L'auteur, enseignant et musicologue Philippe Gonin continue son exploration de l'œuvre du Pink Floyd avec un troisième volume, cette fois-ci consacré à l'album Wish You Were Here, après The Dark Side Of The Moon et The Wall.
Autant le dire d'emblée, je n'apprécie que les deux premiers albums de ce groupe, mais j'aime beaucoup l'idée de dédier un livre entier, soit près de cent-cinquante pages, à un seul disque vinyle. Cela renvoie d'ailleurs à l'époque où l'on pensait véritablement en termes de faces A et B, de graphismes intérieurs et extérieurs, et cela allait avec une pensée artistique que l'on ressent aisément à la lecture de ces pages. Et puis il faut le dire, cette pochette, qui se trouvait dans la collection de ma sœur aînée, m'a marqué, sûrement plus que son contenu sonore : ces deux hommes qui se serrent la main et dont l'un brûle tout comme la photographie elle-même semble se consumer ou cet étrange personnage à la Magritte dans un désert de sable… Il y a beaucoup de mystère derrière ces visuels, quelque chose d'à la fois surréaliste et tragi-comique, et je découvrirai plus tard qu'ils avaient été conçus par de vrais génies du graphisme : le collectif britannique Hipgnosis.
Ainsi l'auteur décortique le processus de création, l'enregistrement, les questionnements et les tournées liées à cet album, tout en l'inscrivant dans une œuvre plus large. Ce neuvième album studio, paru en 1975, figure parmi les favoris des fans, même si la critique de l'époque avait reproché un certain manque d'imagination et l'attitude hypocrite de bourgeois qui critiquent la bourgeoisie et le capital.
En effet, le groupe est en plein questionnement à ce moment de son parcours. Les musiciens ont fondé des familles et se détachent du Pink Floyd qui est devenu un produit commercial suite au succès phénoménal de The Dark Side Of The Moon en 1973. Ils ressentent une dichotomie entre ce qu'ils sont (riches, célèbres) et leur volonté de s'opposer à l'establishment et à la société de consommation (leurs liens avec la contre-culture de la fin des années 1960 est très loin derrière). Les musiciens sont aussi lassés, et les témoignages rassemblés sur les tournées de l'époque (une en Grande-Bretagne, une en France en 1974) le confirment. Le Floyd devient un job lucratif, sans profondeur, une parodie du prog rock prétentieux qui fera arborer à Johnny Rotten le fameux T-shirt "I hate Pink Floyd". Le critique Nick Kent les assassine sans prendre de pincettes dans ces années-là, où les textes dans la presse pouvaient encore avoir un impact sur les groupes. Comment faire pour redonner un peu d'âme à une entité qui semble avoir perdu la sienne ? Et que donner à un public de masse qui attend un Dark Side Of The Moon II ?
Pink Floyd s'enferme alors dans les studios d'Abbey Road et développe les avancées structurelles du titre "Shine on you crazy Diamond" qu'ils ont joué lors des précédentes tournées. Le fantôme du premier leader du groupe, Syd Barrett, leur revient en tête et va hanter les neuf sections de cette pièce épique mais aussi et indirectement tout le reste de l'album à venir. Se référant à des textes de Barthes ou Edgar Morin, Philippe Gonin voit dans ce sentiment d'absence et de vide le lien qui va servir de colonne vertébrale à l'album, que ce soit dans sa musique, ses visuels ou sa conception. Le mythe veut que Syd Barrett ait fait une apparition dans les studios au moment même de l'enregistrement. Ce sentiment humain – le manque et le vide laissé par une absence – va alors être décliné sous forme dystopique (l'idée d'un pouvoir souterrain dans "Welcome to the Machine" confrontant les hommes aux hommes ou aux machines, la perte de personnalité et le capital qui broie, notamment quant à leur expérience de l'industrie musicale, dans "Have a Cigar"). Le Pink Floyd se pose ainsi des questions quant à sa propre liberté, surtout quand on est devenu un groupe de stade. De ce fait, il reste encore dans ce Wish You Were Here une petite trace de sincérité et d'authenticité, sûrement la dernière.
Alternant plages musicales et morceaux plus bavards, le disque bénéficie aussi de la technologie de l'époque et les nouveaux appareils électroniques que Rick Wright s'est procurés, alors que les textes sont imprimés pour la première fois à l'intérieur du disque, démontrant une maturité assumée dans l'écriture de Roger Waters.
Se basant sur les nombreux livres déjà publiés sur le Floyd, les articles et interviews, Gonin analyse chaque morceau avec précision et avec une connaissance de musicien notamment dans l'approche pointue des notes. La partie sur le travail avec Hipgnosis m'a particulièrement interpellé, ainsi que la collaboration avec Gerald Scarfe pour les projections de la tournée de 1977, notamment pour "Welcome to the Machine" et le film qu'il intitule L'Homme de Sable (pour "Shine on you crazy Diamond") avec son imagerie animée anxiogène. Le livre s'avère donc documenté, sérieux et satisfera tous ceux qui veulent en savoir plus sur ce disque.