Au Diable Vauvert sort la nouvelle saga de Bordage, dont voici le tome 1. Le Diable a toujours de bons goûts et l'Auteur français, grand nom des genres mineurs (SF, fantasy) a parsemé son récit de maints épisodes érotiques propres à titiller la queue du Maudit. Erotiques, plus que pornographiques car le jeu est là, la tendresse et les noms évocateurs sont enjolivés d'arabesques pour mettre les ébats à une distance littéraire et drôle. Ceci étant, ces passages (dont une scène gay qui ne va pas à son accomplissement) ne forment pas le cœur du récit, quand bien même ils sont sa source puisque l'héroïne est une apprentie charmeresse. Comprenons-nous, une future prostituée dont l'amour pour tout être humain finira bien par triompher du Mal propre à l'espèce humaine.
Il y a du Marivaux (La Vie De Marianne) et du picaresque dans le parcours initiatique de Sibelle qui est si... belle qu'elle ravit les yeux et les sens. Cette candeur a quelque chose de Ayla, la sapiens de la Geste de J.M. Auel, Les Enfants de la Terre. Comme elle, l'ingénue quitte assez rapidement son rôle d'objet pour devenir actrice et prendre en main sa destinée, même si, dans les ombres, semble planer une entité divine qui a tout prévu.
Sibelle est un pendant plus sympathique aux héroïnes de Game Of Thrones, sa sexualité nouvelle et pourtant assurée permet à l'auteur de prendre de côté la sexualité masculine : enfin un personnage qui s'inquiète de la forme de son pénis, un autre qui a peur de l'acte, un veuf qui ne sait s'il doit s'oublier dans les bras de la belle femme.
Elle gravit les échelons de ces différentes sociétés, sans trop le vouloir (d'où le picaresque), tandis que se trame une guerre larvée de succession au Palais du Suprême (les fameux Remparts sublimes du titre), mettant en scène le chef de la police secrète (Parcq Mambo au lourd secret), la fronde de l'Alliance et les Sœurs du Torrent (avec une scène qui aurait eu sa place dans Dune d'Herbert). Plus loin, des ennemis, les Austers, souhaitent changer de territoire et s'approprier les terres du Suprême...
On regrette l'absence de carte des lieux visités (une iconographie propre au genre), mais ce choix vient sans doute affirmer que ce qui prime dans ce cycle, c'est bien le cheminement personnel et non le trajet géographique. Le périple au sein de plusieurs peuples permet un regard sur ce qui fonctionne et ce qui dysfonctionne : le tournoi grotesque sidère, la nudité prend sens, l'oisiveté des courtisans énerve, l'emprise religieuse broie les âmes.
Bordage se limite à deux intrigues croisées et deux ou trois rappels du parcours et des questions sont amenés par les personnages, même si le rythme enlevé et fluide ne rend pas indispensables ces égards envers le lecteur. La maîtrise de ce monde fonctionne, avec une ville de plus de 2000 ans, passant du nom de Borée à celui de Pharlitz pour devenir enfin Splendor. Un monstre énigmatique est mis en scène, le versaz. Un dieu, le Jaru Metu, m'évoque les monstres de Max et les Maxi-monstres (mais dans une version adulte, évidemment), voire un peu de Monthy Python. Le port à la confluence de la Rorque et de l'Atzanko me fait rêver comme l'avait fait celui de La Cité Des Voleurs (livre dont on est le héros de Ian Livingstone). Ajoutons des chasseurs d'esclaves capables de flairer leur proie à des kilomètres, l'étonnante Husa du clan de la Pie, une fratrie abominable dont on attend les écarts...
On tient donc un livre plaisant, dont l'érotisme n'est que l'un des atouts, avec des personnages bien campés et aux possibilités narratives ouvertes. Il reste que Bordage nous lance des pistes sur une pensée plus riche, amenant progressivement à une définition de la vie en communauté : comment construit-on un Etat ou une fédération ? Comment imbriquer les trois pouvoirs, financier, politique, religieux ? Quelle place a l'individu dans cette société ? L'homme est-il jouet des dieux ou peut-il choisir sa destinée ? Pas vraiment neuf, mais suffisamment bien fichu pour que la lecture soit conseillée.
