Formation brésilienne post-punk passionnante, Rakta a su reprendre le flambeau de la coldwave tribale et répétitive comme on la trouvait sur les premiers albums de X-Mal Deutschland et Dead Can Dance pour la mêler à un psychédélisme démoniaque et hypnotique. Leur dernier album, Falha Comum (2019), les montre au sommet de leur art, toujours plus intéressées par les textures sonores, les mantras et l'expérimentation. Cette rencontre a eu lieu lors d'un concert au Supersonic le 6 février.
Quand vous êtes-vous rencontrés et quand avez-vous décidé de faire de la musique ensemble ?
Carla : J'ai rencontré Paula et Mauricio grâce au groupe. On a commencé en 2011. À l'époque, nous étions quatre femmes. C'était la batteuse précédente qui nous avait rassemblées afin que l'on joue ensemble. Elle est partie en 2018 et c'est là que Mauricio nous a rejoints. Mais on se connaissait auparavant par la scène musicale de Sao Paulo.
Et vous aviez des groupes avant celui-ci ?
Paula : J'ai joué dans deux groupes auparavant, mais ça n'a mené nulle part.
Carla : Je n'ai pas eu de groupes avant.
Mauricio : J'ai joué dans pas mal de projets mais il y en a un dans lequel je joue toujours et ce depuis 22 ans, Hurtmold.
Quand vous avez commencé, vous citiez beaucoup d'influences punk comme Crass et Ramones, même si votre son se rapprochait plus de la scène goth/post-punk. Qu'est-ce qu'il reste de ça aujourd'hui ?
Carla : Quand nous avons commencé, il y avait l'influence punk mais plein d'autres musiques aussi. Ce que nous en avons retenu c'est le do it yourself, organiser nos propres tournées, autoproduire nos vinyles – et nous continuons à organiser des concerts à Sao Paulo.
Paula : C'est plus un sentiment sauvage de liberté qui est toujours là avec nous. Mais musicalement, c'était très mélangé et pas de la musique punk du tout. Nous avions toutes des goûts différents.
Comme vous venez de le dire, vous continuez à organiser des concerts. Quelle est votre implication dans la scène de votre propre ville ?
Paula : Nous sommes tous très impliqués. Après Rakta, plein de choses se sont passées musicalement et dans nos vies. J'ai joué dans plus de groupes après et pendant Rakta. J'ai aussi pas mal organisé et aidé des amis pour des concerts. J'ai créé un nouveau groupe. Donc on est toujours bien là, je ne vois pas de différences avec ce qu'on était avant. On est encore plus actives parce qu'on connaît plus de gens, et aussi on touche à des styles musicaux différents.
Carla : Je gère aussi un espace autogéré avec deux autres amis sur Sao Paulo. Beaucoup de groupes s'y produisent.
J'allais vous demander les bons endroits où aller à Sao Paulo? Les lieux où vous êtes tout le temps parce que c'est là que ça se passe.
Paula : Il y en a beaucoup, et il y a aussi beaucoup de scènes différentes selon les types de musique. Mais il y en a deux où nous allons tout le temps. Cecilia, c'est comme notre maison. Et bien sûr le lieu que Carla a ouvert.
Carla : Mais beaucoup de lieux ouvrent et ferment.
Mauricio : Sao Paulo est une ville où il est très difficile de garder un espace culturel indépendant. Tout ferme très vite. Cela peut durer jusqu'à cinq ans mais rarement plus.
Paula : Cela prend en général vite mais ça s'effondre aussi rapidement. J'espère que quand tu iras là-bas, ces endroits seront toujours là.
Mauricio : Il y a une institution importante qui se nomme Sesc pour la culture, et le nouveau gouvernement a essayé de la supprimer. Mais c'est toujours là et il faut se battre pour que ces lieux continuent.
Pensez-vous que la ville de Sao Paulo et même le Brésil influencent le son de Rakta ?
Carla : Même les sons du quotidien à Sao Paulo. C'est une ville très bruyante et intense, et ça influe beaucoup sur ce que nous faisons.
Paula : On en parlait ces derniers jours. Quelle musique ferait-on si nous étions nés ailleurs? Nous ne savons pas mais la seule chose de sûre, c'est que c'est lié à cette ville.
Le nom de Rakta vient de la langue hindoue, et j'avais lu que ça renvoyait à quelque chose de cru et de puissant.
Carla : La traduction est le rouge sang, tout ce qui est lié au sang. C'est un terme sanskrit.
Paula : C'est une énergie liée à la philosophie hindoue. Bien sûr, nous n'avons pas étudié profondément la question mais c'est connecté à ce genre de forces, mettre ses désirs en œuvre, le sang des femmes.
Le sang est aussi un élément rituel. À l'écoute en particulier de votre dernier album, on sent bien que ce n'est pas qu'une collection de chansons mais plus un rituel. Je vais vous découvrir sur scène ce soir mais qu'en est-il de cette dimension rituelle dans votre musique ? Est-ce que c'est ce à quoi vous aspiriez dès le début ?
Carla : Oui, dès notre premier concert, nous avions pensé l'espace et un espace dans lequel quelque chose se produit.
Paula : Nous avions toutes dès le départ des points de vue différents sur l'aspect spirituel et rituel mais nous partagions cette idée de créer un autre état d'esprit, creuser cet aspect pour faire vivre une hypnose collective. Nous en sommes les conducteurs mais nous ne faisons pas tout le boulot, tout le monde y participe. Je peux vraiment ressentir quand ça se produit ou pas. Des concerts différents, des vibrations différentes.
La voix se rapproche plus d'incantations dont on ne comprend pas les mots.
Paula : Personne ne les comprend, même au Brésil.
On est plus sur le pouvoir du son. Comment travailles-tu les voix ? Est-ce que c'est vraiment lié au travail sur les effets qui fait partie de votre son ?
Paula : Oui, le delay.
Quand avez-vous trouvé votre son en lien avec ces effets ?
Paula : Cela s'est fait progressivement, mais je me souviens d'une répétition, et dans le studio on pouvait mettre le delay sur la table de mixage. On a essayé et on a aimé le son. C'est comme ça que ça a commencé. Mais le travail avec les effets s'est fait peu à peu, en jouant, en performant, et c'est devenu notre truc.
Carla : Pour moi, l'utilisation su delay dès le départ a été influencée par la musique elle-même. Le delay sur la voix de Paula est venue instantanément. On s'est dit "essayons le delay", et c'est parti de là. La plupart de ces effets fonctionnent de façon physique avec l'espace dans lequel nous jouons. On peut jouer avec l'espace et le temps. Et c'est alors plus facile de faire sortir les gens de cet espace.
Mauricio, tu es arrivé plus tard dans le groupe et les percussions sont essentielles au son du Rakta. Est-ce que ça a changé quelque chose dans la façon dont vous travaillez ensemble ?
Mauricio : Oui, les percussions sont très importantes, et chaque nouvel élément, chaque nouvelle personnalité apporte son changement. La façon dont elles écrivent a souvent été basée sur les rythmes. C'est toujours là, très fort. Mais les percussions possèdent aussi une texture, pas juste du rythme. Donc même si ça change, l'élément basique et puissant de la batterie est toujours là.
On retrouve cet aspect de krautrock à la Can, quelque chose de très répétitif.
Paula : La répétition apporte un enchantement. Les percussions donnent cette référence primale qui mène à la transe.
J'ai l'impression qu'au fur et à mesure que les albums et les EPs sortent, vous expérimentez de plus en plus. Votre son semble être devenu plus expérimental...
Carla : En particulier sur les disques. En concert, on a toujours plus expérimenté. Le changement de percussionniste nous a permis d'aller plus dans cette direction car Mauricio est plus habitué à l'improvisation alors que la batteuse précédente était plus sur une approche stricte des rythmes.
Votre dernier album, Falha Comum, est selon moi une étape importante. Peut-on revenir dessus ?
Paula : Beaucoup de choses ont été faites en studio. Plein de détails importants sont liés à ces jours d'enregistrement. Mais la démarche a été assez naturelle pour nous. Nous sommes entrées en studio avec seulement la moitié de faite, donc c'est là que nous avons tout finalisé. Les idées sont venues pendant l'enregistrement, une amie japonaise est passée et on peut entendre sa voix sur un morceau par exemple.
Carla : Nous avions le squelette de l'album puis nous avons mis les organes à l'intérieur.
Paula : C'est lié à notre approche créative. Beaucoup de groupes vont en studio avec les morceaux terminés et les choses claires dans leur esprit. Nous sommes plus à créer le chemin tout en marchant.
Mauricio : Cela renvoie aussi à la question précédente. Dans les concerts, il y a une dimension rituelle forte qui est impossible à reproduire en studio. L'approche est très différente. Tu n'essaies pas de reproduire ce qui se passe quand tu as toute cette énergie liée aux autres. C'est juste l'idée de travailler avec d'autres outils pour s'en rapprocher. Et cela a une répercussion sur les concerts car tu développes de nouvelles idées.
Paula : Cela se produit aussi que des idées arrivent sur scène pendant le concert puis on les amène en studio.
OK, les concerts peuvent influer sur les albums.
Paula : Oui.
Auriez-vous pensé il y a huit ans que Rakta serait un projet qui durerait aussi longtemps ?
Paula : Pas du tout.
Carla : Je sentais qu'on pouvait faire quelque chose mais pas aussi longtemps.
Paula : Surtout, nous n'aurions pas imaginé que ça devienne un emploi pour nous.
Pour ce qui est des collaborations, il y en a eu une avec Deaf Kids mais aussi peut-être avec d'autres groupes avec qui vous avez partagé la scène ou fait des enregistrements?
Carla : Avant Deaf Kids, nous avions fait un EP trois titres avec un groupe brésilien dans lequel je jouais la basse, Cadaver Em Transe. Deaf Kids est notre seconde collaboration enregistrée. On a aussi pas mal partagé la scène. Nous comptons en faire plus. Il y a eu pas mal de collaborations avec des artistes. Mette Rasmussen, un saxophoniste. Youssef, un Palestinien qui vit à Sao Paulo. Plein de gens avec des backgrounds différents.
Il y a aussi un aspect visuel très fort dans votre musique. C'est une musique avec laquelle on peut se faire son propre film. Quels sont vos goûts en termes d'arts visuels ?
Carla : Cela fait quelques fois qu'on me dit que ça évoque des musiques de films. Je ne sais pas d'où ça vient, peut-être parce que nous avons cette forme narrative, la musique avance et avance encore. C'est vrai que j'aime le cinéma, je travaillais dans ce milieu auparavant. Mais je crois que les sons peuvent raconter des histoires.
Mauricio : Ce n'est pas une musique basée sur des structures de chansons au sens strict. C'est peut-être une des raisons pour lesquelles on nous associe à des musiques de films. Cela évoque plus d'images aussi car nous travaillons avec les textures, les vibrations, les fréquences et pas qu'avec des harmonies ou des rythmes. Il y a plus de choses entre ces deux pôles. Chaque être humain aime connecter ces éléments en permanence. Mais il n'y a pas qu'une chose à voir de façon unilatérale à travers notre corps, notre âme. La façon dont la lumière du soleil tombe sur la ville peut te faire penser à une chanson ou un son, et ça marche aussi dans l'autre sens. Beaucoup de gens renoncent à ça ; ce n'est même pas qu'ils ne veulent pas, ils n'y pensent tout simplement pas. Mais tous nos sens sont connectés. C'est certain.
Paula : C'est lié à notre imagination. Pour ce qui est des références que peuvent avoir les gens en pensant à telle bande originale de film ou à autre chose, il y a plein d'explications pourquoi la personne ressent ça. Ce peut être lié à un souvenir, un film, une odeur… C'est très mélangé, la façon dont l'art te fait imaginer des choses et comment il t'affecte physiquement. Cela peut raviver des souvenirs, des sentiments, des émotions, et nous mettons ça en mots et nous essayons de le capter. Les bandes originales apportent aussi une ouverture.
Quoi attendre du futur de Rakta ?
Paula : Un nouvel album cette année.
Vous avez commencé à travailler dessus ?
Paula : Oui. Nous y travaillons entre deux tournées.