Ken Russell est à la fois un cinéaste incontournable et un artiste dont l'œuvre est devenue très compliquée à se procurer en vidéo. Sa carrière, dominée par l'imaginaire baroque, l'humour noir et les portraits d'artistes, est très dense : Love, La Symphonie Pathétique, Le Messie Sauvage, Mahler, Tommy, Lisztomania, Au-Delà Du Réel (Altered States), Les Jours Et Les Nuits De China Blue, Gothic, La Putain... Et parmi tous ces titres, un chef-d'œuvre absolu et incontestable : Les Diables (1971), apogée de la nunsploitation, dans toute sa gloire érotique et gothique. Provocant, politique, hystérique et visuellement splendide, le film reste encore aujourd'hui une aberration. Comment un grand studio comme la Warner a-t-il pu mettre tant d'argent et de faste dans une production aussi blasphématoire et dérangée ? Eux-mêmes l'ont vite regretté et ont tout fait pour l'étouffer. Guillermo del Toro parle d'un "film ambitieux, symphonique et, à mes yeux, absolument parfait." Inspiré par son film favori, Metropolis, Russell s'est en effet donné les moyens d'un Fellini ou d'un Kubrick, avec à la conception visuelle et aux décors le déjà génial Derek Jarman, futur cinéaste majeur de l'après-punk et de l'underground gay des années 1980, que la femme de Russell avait rencontré par hasard dans un train.
Fan absolu du film, le critique canadien Richard Crouse fait partie des gens pour qui Les Diables demeure un sommet du cinéma, et ils sont nombreux. Pas juste les réalisateurs dont il rapporte les propos (Joe Dante, Guillermo del Toro, David Cronenberg, William Friedkin, Alex Cox, Terry Gilliam...) mais aussi des musiciens, comme Godflesh et Virgin Prunes (on se souvient du coffret Hérésie). Construit comme une enquête, son essai part de la rencontre majeure entre l'acteur Oliver Reed et Ken Russell dans les années 1960, pour se terminer sur la sortie du film en DVD au Royaume-Uni en 2012. En guise de prologue, il revient sur sa propre soirée avec le cinéaste anglais et d'emblée il crée une frustration : on veut en savoir plus sur ce qui s'est dit. C'est ainsi que l'auteur va nous tenir en haleine tout au long de ce livre traduit par Mathieu Col et originellement paru il y a dix ans. Malheureusement, à ce jour, Les Diables n'a toujours pas bénéficié d'une édition DVD/Blu-ray digne de ce nom. Les droits sont toujours bloqués chez Warner.
Cet ouvrage est donc l'histoire d'une controverse et une plongée dans le contexte du début des années 1970 et de la censure à laquelle le film a dû faire face au fil du temps. Mais le livre revient d'abord sur le parcours de Russell, son passé dans la danse et le ballet (un intérêt chorégraphique qui restera très présent dans son travail), son passage par la photographie avant de faire ses premiers courts métrages et d'être embauché comme documentariste spécialisé en art pour la BBC. C'est à ce moment-là qu'il croise le chemin d'un jeune acteur fougueux à l'aura menaçante, Oliver Reed. Celui-ci, après avoir donné la réplique à Peter Cushing ou Christopher Lee dans des productions de la Hammer, trouve en Russell un artiste à sa démesure. Bad boy accro à l'alcool, aux bagarres et aux femmes, Oliver Reed semble possédé dès que Russell pose sa caméra sur lui. Après des films télévisés, Love (1969), adapté de D.H. Lawrence, crée la controverse (notamment une scène de lutte hautement homo-érotique), et ramène le public en salles. L'excentricité du cinéaste se développe encore plus dans La Symphonie Pathétique l'année suivante, avant qu'il ne décide d'adapter le livre Les Diables de Loudun (1952) d'Aldous Huxley, en le mêlant à la pièce The Devils (1960) de John Whiting.
Au XVIIe siècle, en France, vingt-sept nonnes, sous influence de la mère Jeanne des Anges, sont tombées dans une hystérie collective après avoir été soi disant envoûtées par le père Urbain Grandier. Leurs exorcismes seront donnés en spectacle et le prêtre séducteur sera consumé sur le bûcher pour sorcellerie. Au final, tout cela se révélera être une ruse politique orchestrée par Richelieu, une manipulation dont des hommes religieux corrompus tirent les ficelles. Quant aux possessions démoniaques, elles ne seraient peut-être que le résultat de désirs érotiques refoulés. Russell va retenir les aspects les plus décadents et psychédéliques du roman de Huxley, en gardant l'idée d'un blasphémateur qui devient une figure de sainteté. Le livre nous parle ainsi de la production du film, son casting (notamment l'incroyable Vanessa Redgrave en névrosée sexuelle bossue et fétichiste), les réécritures du scénario (au départ, le rôle de Jeanne des Anges était bien plus important, elle finissait comme une rock star décapitée et adorée par les pèlerins), la conception des décors et de la cité (qui dû être reconstruite après avoir explosé par inadvertance !), la partition musicale avant-gardiste du compositeur Peter Maxwell Davies (qui finira par travailler pour la reine d'Angleterre)... D'emblée, Russell veut apporter une modernité anachronique à l'histoire et beaucoup de grotesque et d'humour provocant, comme dans la scène où Louis XIII abat des Protestants habillés en merles, juste pour le sport. Russell s'inspire des dessins de Piranèse et n'hésite pas à jouer de la musique très fort pendant le tournage pour créer plus de chaos. Il se saoule dès le petit-déjeuner pour faire face aux pressions de la production et aux tensions de sa vie privée.
Peu à peu, cette folie va contaminer tout le tournage. Les nombreux figurants ne se tiennent plus face à ces nonnes dénudées. Couverts de faux sang et de ketchup, certains attirent des nuées de guêpes et se font attaquer. Même la relation entre Russell et Reed se noircit. Les accès de colère de ce dernier se multiplient. L'apogée est atteinte lors de deux scènes mythiques, le Viol du Christ et la Crémation du Père Grandier. Et que dire de Jeanne qui se masturbe avec l'os du prêtre exécuté ? Plus politique que religieux, Les Diables est une allégorie anarchiste et anti-autoritaire, que l'auteur du livre fait entrer en écho avec d'autres films de l'époque, comme Orange Mécanique ou Les Chiens De Paille. Il montre aussi en quoi ce qui était acceptable deux ans plus tard dans L'Exorciste ne pouvait pas l'être pour Les Diables.
À la sortie du film, les accusations d'obscénité et de mauvais goût sont légion. La censure impose de nombreuses coupes. Les fanatiques menés par Mary Whitehouse manifestent alors que la Société de Jésus soutient le film. Les critiques sont assassines, aux États-Unis, en Angleterre mais aussi en France, comme le prouve la revue de presse ajoutée en annexe. On accuse Russell d'un sado-masochisme grand-guignolesque et d'un baroque de pacotille. Cela prendra du temps avant que le génie du réalisateur soit validé. Il sera aussi difficile de faire le tri entre les différentes versions tronquées pour la télévision ou la vidéo. Le film est même classé X, et c'est ainsi que naîtra un culte. Ce livre s'adresse donc non seulement aux amateurs de cinéma, et de Russell en particulier, mais aussi à ceux qui s'intéressent aux questions de censure et d'interdiction. On regrettera juste qu'il n'y ait pas d'illustrations et de photos du tournage.