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Livre
14/10/2021

Rodolphe Olcèse & Vincent Deville (dir.)

L'Art Tout Contre La Machine – Usages & Critiques Des Dispositifs Machiniques Dans les arts Visuels

Editeur : Hermann avec le soutien du Collège des Barnardins, du laboratoire Rirra21, de l'Université Paul-Valéry Montpellier 3 et du laboratoire CIEREC/ECLLA de l'Université Jean-Monnet
Date de sortie : 2021/09/10
Image : "3 Visages en Somme" (Marylène Negro)
Posté par : Sylvaïn Nicolino

Suite à un séminaire de recherche intitulé « L'Art tout contre la Machine », tenu de mars 2018 à juin 2019, sous la direction d'Olcèse et Deville sort cet ouvrage-somme (le séminaire, lui, avait été organisé par Rodolphe Olcèse et Jérôme Alexandre). Une vingtaine de contributeurs explorent, analysent et commentent des pratiques artistiques qui interrogent les rapports entre nature, art, esthétique et technique. Le propos est hautement philosophique, parfois très pointu, majoritairement intelligible du commun. Ce qui sous-tend cette recherche polymorphe, c'est le constat d'une société malade de sa technique qui n'entend plus la voix des dieux et des poètes.

Il s'agit donc de débusquer comment l'art se conjugue avec une technologie toujours plus poussée et adoptée en un certain sens et comment cet art donne encore visibilité à un homme, "animal rebelle à tout l'ordre de la nécessité, capable d'une liberté totale, insignifiante peut-être, mais possiblement dangereuse pour l'ordre établi."

Où trouve-t-on encore les traces de ces artistes, à distinguer des artisans, des ingénieurs, des savants, des communicants ? Le livre est parfaitement construit, assemblant les réflexions des uns et des autres de manière logique. Les plongées dans les profondeurs sont succédées d'essais plus lisibles et il est finalement aisé de glaner ici et là des pistes qui serviront à tous, aussi bien créateurs qu'amateurs, utilisateurs ou chercheurs futurs. La chronique de ce livre sera donc plus longue que d'ordinaire, souhaitant ainsi ne pas effacer les contributions et tentant un aperçu de chacun des propos.

Une part des réflexions a trait aux images photographiques, cinématographiques, digitales. La représentation de la Nature et du Vrai, sa transposition à travers un regard singulier, l'auto-réflexion possible et la maîtrise des sensations renouvelées. Le point de départ n'est pas fixe, toute une histoire de la représentation est synthétisée par Olivier Schefer qui en pointe les enjeux à la fois traditionnels et contemporains. Rosine Bénard O'Kelly partage sa passion pour les moments suspendus, flous, silencieux des cinémas de Tarkovski, Kiarostami, Bilge Ceylan, Angelopoulos et Alonso. La contemplation de l'invisible, la fumée, l'air, les gouttes d'eau sonnent la mélancolie face à des paysages progressivement éteints. Manon Thiery plonge dans les formes cinématographiques de Jacques Perconte et ses contaminations d'images, vidéos génératives et paysages alchimiques. La technique se fait appareil à capter un nouveau romantisme, celui qui interroge le Faire et le Sentir, qui n'oppose pas visions et hallucinations à la recherche de la vie secrète des choses.

Yaniv Touati explore la manière d'Emmanuel Lefrant et son attaque de la figuration qui bascule les liens entre ligne et couleurs ; c'est un monde qui revient à un état initial : celui où la perspective n'existe pas, où les couleurs ne sont ni nommées ni étalonnées, un monde fait de "grandes ondulations colorées" lorsque les racines des choses étaient "sombres, enchevêtrées." Le trouble réside dans une annulation des notions de haut et de bas à travers un rapport clair/sombre inversé. Le discours descriptif donne à voir à travers son écriture (même si tout au long du livre de nombreux liens mènent vers la découverte des œuvres véritables). Ce discours s'échappe vers des élans ontologiques : le cinéma aimerait donner à voir ce qui est invisible, le cinéma est une appropriation de l'univers.

Y a-t-il une reprise technique de la nature par le cinéma ? C'est l'interrogation de Boris du Boullay au sujet de la Sud-Coréenne Hayoun Kwon. Celle-ci explore la zone démilitarisée qui sépare les deux Corées à travers un support virtuel semblable à un jeu de réalité virtuelle. Les mines sont toujours présentes, les animaux aussi. L'œil du joueur n'est plus collé à l'œilleton d'une caméra, le paysage cadré et modélisé par les déplacements est-il déjà – encore du cinéma ? Le corps qui se meut dans la réalité et dans le monde créé fait-il de nous plus qu'un spectateur ? Le cinéma d'aujourd'hui tourne-t-il encore des images, les diffuse-t-il ? Le joueur pousse le décor qu'il parcourt plus qu'il ne le voit. Des animaux encore du côté de Marylène Negro, puisque, comme le souligne Rodolphe Olcèse "le mot latin anima, qui désigne l'âme comme principe de vie et de mouvement, et dont provient également le verbe latin animare. L'animal est un être animé – comme le deviendront plus tard les images mises en série par les techniques du film." Les animaux dont elle truffe ses films sont des images fébriles, à peine distinctes, instaurant un jeu du cherche et trouve, dans lequel la présence fait de l'être un mouvement qui prend corps et auquel l'autre donne sens et signification. Actes et techniques sont engagés dans le processus, Marylène Negro s'amusant à utiliser en montage vidéo des souvenirs vidéos familiaux captés en tourné-monté en super 8, la création du premier support étant fondamentalement un moyen de se découvrir tout en montrant ce que l'on voit. L'acte créateur est sous-tendu par une visite dans un zoo, visite au cours de laquelle la famille qui filme se détermine à travers ce qu'elle choisit de conserver.

La conservation, il en est question dans l'analyse que fait Antoine Rigaud du cinéma de Miyazaki ; aisément lisible du fait de la notoriété des films d'animation du Japonais. Ruine de la machine et figuration de l'informe témoignent de la nécessité de dénicher un point d'équilibre entre un environnement "naturel" et des civilisations "technologiques". La machine est à la fois "construction joyeuse, inventive" et "potentiel destructif" et nombre de personnages de Miyazaki sont alors des points de passage entre la nature et la technologie, au croisement des traditions shintoïste et de l'animisme, aidant à voir le vivant de chaque chose. La rouille et la mousse sont des marques du temps autant que des endroits où l'on peut vivre, qui vont porter espoir. Que les studios Ghibli aient renoncé à l'image assistée par ordinateur pour revenir à un travail manuel dit quelque chose sur la nécessité du travail, du temps à prendre et de la maîtrise nécessaire pour faire.

Damien Marguet s'interroge sur les dispositifs régénératifs et la conscience écologique en observant les propositions de Timothy Morton, Béla Tarr et Greg Shaw. La pensée écologique nouvelle pose les principes d'une coexistence du vivant. Cette coexistence est dynamique, s'appuyant sur l'altérité et la mutation. Marqué par le désastre, notre monde œuvre avec la nécessité du changement. Politique, son analyse est marquée par l'espoir, allant vers quelque chose de meilleur, une fois dépassés la notion de finitude et le principe d'identité. C'est un "imaginaire du global, envisagé comme un maillage fait de trous, d'interconnexions et surtout de mouvements." Perturbations, glissements ironie obligent à être partie prenante des images vues, dans une ère écologico-éthique et à sans cesse recréer du lien.

Les Perceptions machiniques (une des thématiques du livre) mettent en scène le deep learning. Florent Di Bartolo refait l'histoire du connexionnisme et rend compte des dispositifs artistiques liés au travail des machines. Il convient alors de distinguer l'intelligence machine de l'intelligence humaine. La collecte et le tri de données sont un support fort aujourd'hui pour qui se questionne sur la place de l'humain. Ce travail est repris plus loin dans le livre par Andrée Ospina. Chez elle, les artistes qui se servent des Google Street View ont pignon sur rue : ils démontrent qu'on peut subvertir le travail des machines. La cartographie étant depuis ses débuts, un moyen de tenir le monde dans ses mains. L'opposition public-privé, l'expérience corporelle d'un voyage assis devant son écran, la création dans une base de données sont autant de motifs joyeux de rébellion et de réappropriation des espaces stockés sur les serveurs. Gala Hernández López dresse un constat similaire en observant les travaux d'artistes qui créent à partir des vidéos mises en ligne par les internautes. L'extime exhibe ainsi un prolétariat du cinéma dans lequel "les streamers ne sont plus des sujets qui regardent, mais des objets regardés." Le voyeurisme, la singularité, les franges et les damnés des écrans tirent paradoxalement leur revanche lorsqu'un artiste monte leurs images et crée du sens, réussissant à faire un récit. Jean-Paul Fourmentraux, enfin, présente Trevor Paglen, maître dans l'art de montrer ce qui est invisible, de déjouer les systèmes de surveillance et leur "autodétermination par l'image." Désormais l'IA "ne se contente plus en effet de décrire ce qu'elle voit, elle évalue et elle juge, mais ces jugements ne sont en réalité que le reflet des opinions et préjugés humains implémentés dans la machine."

Revenons en arrière.
Vincent Ciciliato auto-questionne ses propres travaux : il joue avec le regard du spectateur, le renvoie et positionne le débat sur le réalisme et l'immersion dans des image-simulacre et image-rêve. La fascination est totale pour les artefacts créés, dignes successeurs des marionnettes automatisées. Léna Monnier se place davantage du côté de la création-réception avec des œuvres générées par les propos recueillis et qui résonnent ensuite. L'artiste Moshekwa Langa pose les principes de la trace impossible, sinon déductible, d'un parcours de vie. Fred Périé revient dans un texte assez compliqué pour les novices (dont je suis) sur l'interaction et la manière dont le sujet est modifié par celle-ci. Dans un film, une pièce de théâtre, "le regardeur bouge peu, il semble sidéré (…) une grande part de ce qu'il voit rentre en lui sans qu'il ait le temps de comprendre ce que cela lui fait" alors qu'un dispositif interactif laisse le temps en direct du "stade du miroir", de la vérification et de la mise à distance consciente et amusante.

Anatoli Vlassov examine les lieux où mondes réel et virtuel se rejoignent, des intersections où le pouvoir s'exerce sur les individus puisque "la sensibilité et l'imagination de l'homme sont toujours construites par la technique." Un spectacle est alors disséqué par trois biais (et trois personnes dont Anatoli) faisant émerger la notion de spect-acteur ; plusieurs artifices visant à désorienter et montrer les cheminements de création collective possible entre l'artiste et les volontaires spect-acteurs.

Alessandro De Cesaris livre une brillante démonstration sur la manière dont le design coupe peu à peu l'homme des mondes des nouvelles technologies ; la culture numérique n'est est plus une (si elle l'a été du temps du pionnier) puisque les interfaces toujours plus performantes dissocient l'utilisateur de la compréhension de la machine. L'expertise disparaît et le User est la proie acquiesçante de plateformes calquées sur ses besoins et envies. L'interface et le design masqueraient leurs buts ; à nous d'en ré-ouvrir les possibilités.

Retour au cinéma avec Jonathan Larcher. Comment des communautés éloignées du cinéma s'approprient-elles ce médium sans sombrer dans ce qui a déjà été fait ? Le film ethnographique gagne à ces formes d'expression différentes où souvent le cinéaste se retrouve lui-même filmé, cassant "l'asymétrie de la relation filmante." Doriane Molay interprète les créations d'Eugénie Touzé, inscrite aux Beaux-Arts de Paris et qui, elle aussi, se demande comment conserver son propre regard et sa manière de faire. Que sont les standards et les codes ? Les ateliers proposés par la structure sont des lieux d'expérimentation (elle a choisi la lenteur et le silence pour sa part) et d'échanges formels. On aimera retrouver les films qu'elle crée, refusant de devenir une technicienne. Vincent Sorrel livre un texte passionnant et très bien documenté sur Jean-Luc Godard et son histoire avec la caméra prototype 8-35. Derrière les considérations techniques, il y a du sensible, du politique (la caméra des nazis !) et du poétique : un avion scinde en deux un ciel, une caméra ouvre un œil (on ne peut que penser à ce plan d'Un Chien andalou, symboliquement). Assurément un des textes les plus élégants de cet ouvrage passionnant.

Cette question de l'outil technique revient inlassablement chez les partisans des cinémas de la marge car comment réussir à créer alors que le format numérique inonde et efface les pratiques antérieures ? Eric Thouvenel trace avec brio le parcours de la modernité, de l'art industriel, de l'industrie et de la technique, des postures dominantes et des laboratoires artisanaux dont il dresse une liste au cours de son article. Jacopo Rasmi nous narre comment d'autres réinventent la magie première du cinéma en composant des séances chez l'habitant de documentaires de création pour contrer la mainmise des algorithmes de Youtube et autres plateformes digitalisées. Les séances sont suivies de séances interprétatives, pour dévoiler ce qui se joue chez chacun face à ces films en licence art libre, copyleft, etc. Plus audacieuse encore, l'idée de Frédéric Danos qui raconte son film non achevé en direct alors que sont diffusés ses rushes...

En parallèle, on (re)découvre la fragilité des supports, numériques ou plus anciens. L'impression sur un papier lourd donne à l'encre un léger relief et il y a une expérience tactile à suivre les lignes de ce livre. Les auteurs sont tous des cracks dans leur domaine : ils maîtrisent leurs sujets, y ont réfléchi depuis des années et savent recontextualiser dans un champ de réflexions déjà existants. Leurs références et leur inscription dans des parcours universitaires ne les empêchent aucunement d'être compréhensibles, quel que soit le sujet de leurs études (alors que le cinéma autrefois dit expérimental frappe tout de même l'immense majorité des spectateurs). Il m'a fallu du temps pour digérer cet ensemble puisqu'à chaque texte c'est un nouvel univers et de nouvelles choses à aller voir sur internet.  

Le livre, dans son ensemble, se montre aussi exposé d'une communauté d'échanges de pratiques et de pensées. Les jeunes chercheurs se sont trouvés des mentors et forment un groupe d'actants qui prend ses marques et impose ses sujets d'étude, modernes et enthousiasmants. Les champs de la recherche sont donc un foisonnement de libertés fortement inspirantes.

Détails
  • L'Art Tout Contre la Machine
  • Hermann
  • 326p + cahier 30p couleurs