Les portes de l’enfer se sont rouvertes en Europe le 24 février 2022… Jour funeste qui voit l’invasion de l’Ukraine par les forces armées russes. Le monde entier est consterné, les médias relaient l’information, incrédules (cf. "Gates of Europe"). La guerre fait rage une nouvelle fois sur le Vieux Continent, l’Est et l’Ouest s’affrontent pour satisfaire l’hubris et la paranoïa d’un dirigeant autocratique et vieillissant… Quelques jours auparavant, Jerome Reuter/Rome avait donné deux concerts à Kyiv et Odessa. Puis, écartant toute mesure de prudence, il est retourné dans le pays au trident pour jouer devant une audience meurtrie. Tout d’abord en juillet 2022 afin de lever des fonds pour un lieu d’accueil de réfugiés à Lviv. Ensuite, le Luxembourgeois s’est produit à Lviv et Kyiv pour l’anniversaire du conflit. Il avait précédemment déjà défendu la dignité des Ukrainiens après les incidents survenus au Donbass en 2014. Ce lien fort avec cette nation s’inscrit dans le cadre du message général de Reuter : réunir les peuples européens, créer un environnement fraternel et démocratique. Toute son oeuvre est en effet imprégnée de la thématique du pacifisme nécessaire entre les États. Ainsi, très marqué par l’histoire, Rome est un groupe unique, militant pour l’ouverture et les échanges positifs. Cette horrible actualité l’a ému profondément et il a souhaité apporter son soutien indéfectible à l’Ukraine à travers un disque rendant hommage aux femmes et aux hommes du pays, devant résister au quotidien face à un hideux envahisseur. Quatorze titres relatant d’une manière presque chronologique le combat d’une population pendant la première année de cette tragédie si proche de chez nous…
Gates Of Europe est un album poignant, constitué de chansons puissantes extrêmement émouvantes. En véritable barde, Reuter décrit une situation catastrophique, mais où l’espoir et le courage existent néanmoins (cf. "Yellow and Blue", sorti en single). Reuter incorpore aussi au fil des morceaux de nombreux enregistrements d’Ukrainiens, comme pour édifier un reportage musical, permettant de garder trace de l’opposition à une barbarie que nous croyions naïvement abolie au XXIe siècle. Cet énième opus fait la part belle aux arrangements soyeux, mettant en avant toute la verve folk du combo. Cependant, quelques pistes échappent à cet écrin. "The Death of a Lifetime" est un instantané sautillant, dans un registre synthpop pouvant évoquer le Depeche Mode de la fin des années quatre-vingt. "Eagles of the Trident" lui, donne dans une tonalité martial industrial, où l’on retrouve l’influence du Death In June des débuts ; seul réel faux pas selon nous. Enfin, "Archives of Silence" est en réalité la reproduction d’une chanson ukrainienne.
Ce qui distingue Gates Of Europe, c’est sans doute son honnêteté et sa poésie. Rome a toujours su habiter ses disques, mais il faut reconnaître qu’ici Reuter vit intensément chaque chanson. Certains morceaux donnent le frisson, tellement l’émotion est palpable. C’est le cas notamment de "How came Beauty against this Blackness", "Whom the Gods wish to destroy", "Marauder" ou "The Brightest Sun". Malgré cette tristesse ambiante, la lumière parvient à s’infiltrer. Comme pour signifier que le soleil reviendra étaler ses rayons sur un territoire endeuillé, "Our Lady of the Legion" et "The black Axis" imposent leurs couleurs sonores chaudes.
Que reste-t-il après nos écoutes répétées ? Le sentiment d’avoir découvert un nouveau joyau et d’être face à une pièce maîtresse de la discographie pléthorique de Rome. Ce disque très inspiré donne ses lettres de noblesse au neofolk. Si le style est pleinement abordé, il n’est pas ici réduit à sa structure conventionnelle. Reuter ne s’enferme pas complètement, même s’il reste le meilleur porte-parole de cette musique issue du courant post-industriel. Les ballades s’enchaînent, poussant vers des orchestrations délicates. Les arpèges introductifs se mêlent à la voix toujours plus solennelle d’un Reuter particulièrement inspiré. Quelques ajouts synthétiques s’invitent ("The Ballad of Mariupol", "Going back to Kyiv"), tranchant harmonieusement avec le folk pastoral professé. On retient aussi la présence de percussions discrètes, comme la pulsation des cœurs ukrainiens décidés au sacrifice ultime. À la fois désespéré et vigoureux, ce disque nous gonfle de témérité et nous invite à ne jamais nous avouer vaincus. Ainsi, Reuter insiste sur la nécessité d’affirmer les valeurs justes d’entraide, afin de bâtir une Europe plus solide, débarrassée de ses oripeaux nationalistes et belliqueux. Le musicien a programmé une importante tournée dans le continent pour promouvoir l’album, dont il fêtera d’ailleurs la sortie en… Ukraine ! Le Luxembourgeois passera entre autres à partir de septembre en Allemagne, Suède, Pologne, Roumanie. Nous noterons également au passage que Gates Of Europe sera disponible en plusieurs formats : versions vinyles et surtout une luxueuse box collector (il faudra débourser cent seize euros !) imitées à cinq cents copies. Pour conclure : Slava Oukraïni !