Jerome Reuter/ROME est un nom qui compte au sein des marges musicales, et ce, depuis ses débuts en 2005. Le voici de retour en cette année si particulière, pourvu d’un Lone Furrow sensationnel, dont nous avons récemment salué les charmes. Un album doux-amer, porté par sa voix chaude et profonde et des collaborations judicieuses. La thématique du déclin semble habiter cette collection de chansons puissantes, réellement accrocheuses, à la fois romantiques et martiales. En somme, l’art du Luxembourgeois reste reconnaissable, mais il progresse encore d’un pas dans l’émotion et l’inspiration poétique. Nous évoquons avec lui la réalisation de ce disque et ses sentiments face à notre monde moderne perdu dans la pandémie…
Obsküre : Comme toujours, ta musique et tes paroles sont très poétiques. Je sais que tu admires Jacques Brel et on ressent sa présence d’une certaine manière sur "Palmyra". Sans chercher à te faire analyser tes inspirations, pourrais-tu nous éclairer sur le processus d’écriture pour The Lone Furrow et les thématiques que tu as voulu aborder ? Est-ce que ce travail a débuté avant ou après la crise de la Covid-19 ? Est-ce un facteur qui a joué pour la composition ?
Jerome Reuter : Pour tout te dire, il m’a fallu du temps pour mettre en place The Lone Furrow. Je suis revenu plusieurs fois sur la sélection des titres. J’avais écrit plusieurs morceaux qui n’apparaissent pas sur la version finale et certains d’entre eux ont mis du temps à trouver leur forme définitive. La crise sanitaire est arrivée lorsque j’étais déjà en train de masteriser le disque, donc la maladie n’a joué aucun rôle dans l’écriture. Le premier single a été publié quelques semaines après le confinement, en avril 2020. Nous ne voulions pas que le virus affecte l’agenda de sortie comme il a pu le faire pour notre planning de tournée.
Dès le premier morceau, il y a une imprécation à l’encontre du monde moderne. Cela m’évoque l’injonction de Julius Evola "against the modern world", reprise par Sol Invictus. Que reproches-tu à nos sociétés contemporaines ? Penses-tu que nous sommes en plein "Kali Yuga" ?
Le Kali Yuga est un processus extrêmement long, il m’est donc difficile de décréter que nous sommes "en plein dedans". Cela dépend où tu places la frontière entre les différents cycles. Mais il est vrai que nous déclinons. Je ne souhaite pas m’étendre sur les reproches que l’on peut émettre à l’encontre du monde contemporain, car ils sont trop évidents.
Sur cet album, on trouve plusieurs invités de marque (Aki Cederberg, Alan Averill, Joseph D. Rowland, Adam Nergal Darski, J. J., Laure Le Prunenec). Il s’agit d’un disque international. Pourquoi avoir voulu t’entourer ainsi sur cet opus ? Qu’apprécies-tu chez ces musiciens et comment peux-tu décrire ces collaborations ?
Pour la plupart d’entre eux, je les connais personnellement depuis longtemps. Alan et moi souhaitions collaborer ensemble depuis quelque temps et lorsque Nergal m’a invité sur l’album de son projet Me And That Man, je lui ai proposé de me rendre la pareille. Laure et Michael (Harakiri For The Sky) sont des connaissances de tournée. Nous avions donné des concerts en Scandinavie avec Harakiri il y a de cela plusieurs années et on s’était très bien entendus. Avec Laure on a un énorme respect mutuel pour notre travail. C’est absolument merveilleux de bosser avec elle. Avec tous, les choses se sont passées en totale harmonie.
Sur cet album, le son est prodigieux et plusieurs titres sont très entraînants : "Ächtung, Baby! ", "The angry Cup", "The Twain", "On Albion’s Plain" et "Obsidian". Il se dégage de The Lone Furrow, un sentiment de puissance émotionnelle particulier. Et je trouve qu’il y a un mélange entre ta mélancolie habituelle et une forme d’énergie extatique. Où pourrais-tu dessiner la frontière entre ces émotions ? Ressentais-tu tes affects ambivalents durant la composition ?
Pour quoi que ce soit, j’ai des "sentiments ambivalents" (rires) ! Je lis et travaille sur un sujet spécifique qui m’intéresse ou sur quelque chose qui me semble important. Ensuite j’y vais à fond et je ne lâche rien jusqu’à en avoir extrait suffisamment de matière. Ma propre curiosité est satisfaite, c’est donc très gratifiant pour moi. Pour ce qui est du son, je remercie encore Tom Gatti pour son travail exceptionnel, Rome lui doit beaucoup. À dire vrai, tous les ingénieurs et coarrangeurs avec lesquels j’ai travaillé au fil des ans ont toujours eu une influence et un impact importants sur le son. Je sors des albums régulièrement, donc je ne souhaite pas qu’ils sonnent de la même manière. J’aime travailler avec de nouvelles personnes de temps à autre ou que divers musiciens s’impliquent dans le processus, afin de renouveler l’air. J’ai un répertoire d’accords et de thèmes limité, j’ai besoin que d’autres personnes rendent les choses plus piquantes.
En quoi places-tu l’espoir ? Quelles sont les valeurs qui t’animent ? Tu sembles avoir un lien particulier avec la spiritualité, peut-être dans l’idée de "réenchanter le monde" ?
Oui, je recherche sans doute un "réechantement" global, mais pas forcément l’espoir. De toute façon, comme Heiner Müller le disait, l’optimisme est un manque d’information. Je trouve qu’il est plutôt difficile de "réechanter" le monde de nos jours, à cause, soyons honnête, de la peste qui nous entoure.
La situation est bien sûr très difficile pour les artistes en ce moment. Comment vois-tu l’avenir à court terme, notamment pour la performance live, une part essentielle de la vie d’un musicien ?
Si j’en crois mon ami Alan Averill, l’avenir semble vraiment peu réjouissant. Bien sûr, pour les gros groupes de metal qui ont l’habitude de jouer dans des grandes salles de plusieurs milliers de personnes, la situation liée à la Covid-19 change tout. Pour Rome, les tournées ne sont tout simplement plus possibles financièrement si le public est strictement limité. Je devrai me résoudre à choisir des lieux plus petits et privés, et des shows exclusifs, plutôt que de longues tournées, du genre jouer cinquante fois pour dix personnes à la place d’une fois pour cinq cents. Je peux toujours me produire en solo pour réduire les coûts, mais de nombreuses formations ne le peuvent pas. Je ne sais pas, nous verrons bien, les choses sont ainsi. Mais je ne vais pas baisser les bras. Malheureusement plusieurs de mes collègues n’ont pas pu s’en sortir. 2021 ne sera pas non plus une année normale. Pour être tout à fait réaliste, on ne pourra pas s’attendre à un retour à la normale avant 2022, c’est clair. Jouer avec mon groupe me manque beaucoup et je ne peux que constater que beaucoup de mes camarades voyageurs sont en train de devenir réellement fous d’être consignés de la sorte.