Pour beaucoup d'entre nous, la première approche de l'univers de Tennessee Williams (1911-1983) s'est faite par le biais des adaptations cinématographiques de ses écrits. Pourtant, de son propre aveu, quasiment aucune de ces retranscriptions à l'image de son univers n'est satisfaisante, d'autant plus que la censure hollywoodienne avait tendance à édulcorer ou adoucir les aspects les plus problématiques et sulfureux de ses histoires. Un comble pour un auteur chez qui l'exagération est "une essence" : "l'essence de la vie est véritablement grotesque et fantastique." À l'instar de William Faulkner, il figure parmi les représentants les plus célèbres du courant southern gothic avec sa peinture d'un Vieux Sud décadent dont les valeurs ont dégénéré, nous offrant le spectacle d'une galerie d'éclopés suicidaires et névrosés, alors que la chaleur et l'ennui éveillent désirs et frustrations. Un Vieux Sud qui se confronte aussi à un Nouveau Sud où l'argent est roi, où tout le monde s'achète et où les rêveurs sont anéantis (le sujet même d'Un Tramway Nommé Désir).
Étrangement, on a souvent associé les films inspirés de Tennessee Williams à un certain glamour, une imagerie de carte postale qui nous renverrait à un âge d'or d'Hollywood en train d'essayer de se refaire une santé, une suite de rôles à Oscars pour des sujets (cannibalisme, homosexualité, perversions, alcoolisme, nymphomanie, viols...) qui autrement n'auraient pu voir le jour que dans les petites productions d'exploitation qui tablaient à fond sur le sexe et la violence pour ramener des spectateurs dans les drive-in et qui se moquaient des restrictions du code Hays. Forcément, ce glamour est lié aux acteurs que l'on a pu associer au petit monde obsessionnel du dramaturge le plus adapté de l'histoire du septième art : Paul Newman, Elizabeth Taylor, Vivian Leigh, Robert Redford, Montgomery Clift, ou encore et bien sûr Marlon Brando... Des comédiens d'une beauté physique, charnelle, presque irrationnelle. De plus, ce ne sont pas de petits cinéastes qui se sont attaqués à ses histoires : John Huston, Joseph Losey, Sidney Lumet, Sydney Pollack, Richard Brooks, Joseph L. Mankiewicz...
De fait, Séverine Danflous et son éditeur Marest ont compris qu'un texte sur le monde de Williams porté à l'écran ne pouvait être envisagé que comme une plongée dans les mots et les images. Ces visuels ne sont pas là que pour soutenir les analyses pertinentes et poétiques de l'auteur mais permettent une immersion totale dans cet univers qui, au final, n'a pas grand chose de réaliste et qui relève plus de cette vague d'auteurs sudistes de l'après-guerre très portés sur la tradition du grotesque et sur le symbolisme, comme Truman Capote, William Goyen et Carson McCullers.
Le livre s'offre donc autant comme un voyage que comme un essai d'analyse critique. Séverine Danflous a fait le choix de diviser le livre par grands thèmes et d'appuyer le propos par un focus sur certaines des adaptations les plus marquantes, voire sur des scènes devenues mythiques (le final de Soudain L'Été Dernier). Elle donne à chaque fois les éléments nécessaires à l'intrigue pour ne pas frustrer le lecteur qui aurait oublié le contenu narratif des films ou qui ne les aurait tout simplement pas vus. Elle crée surtout du lien à travers toutes ces œuvres qui pourraient sembler disparates mais qui ont toutes permis à un large public de se perdre dans la moiteur et la sexualité refoulée qui habitent tous les écrits de Williams, que ce soit ses pièces de théâtre, mais aussi ses romans, nouvelles ou scénarios originaux. D'ailleurs, il est à signaler qu'il existe deux couvertures pour le livre, ce qui est assez rare, une avec Baby Doll et l'autre avec La Chatte Sur Un Toit Brûlant.
La relation de Williams avec Hollywood commence dès les années 1940 grâce notamment au soutien de son ami et collaborateur Elia Kazan, et se partagera entre succès retentissants, échecs et scandales. Son monde déchu, hanté par la faute, le péché et le paradis perdu, puise son inspiration dans ce Sud mortifère, raciste et stagnant, mais aussi dans la tragédie grecque et dans des figures telles Orphée et Œdipe. Une forte claustrophobie s'en dégage, en accord avec les standards du southern gothic. L'espace est sclérosant, les personnages englués, confinés, quand ils ne sont pas immobilisés (L'Homme À La Peau de Serpent), paralysés ou bloqués physiquement (Brick et sa béquille dans La Chatte Sur Un Toit Brûlant). Ils rêvent de fuir (Baby Doll, Propriété Interdite) mais semblent condamnés à revenir sur leurs pas toujours et encore (Chance dans Doux Oiseau De Jeunesse). Ils font du surplace et Séverine Danflous souligne l'importance de l'infirmité autant physique que mentale (La Ménagerie De Verre). Elle explore ce vertige de la chute, cette obsession des précipices (Boom!) et cette tentation du vide qui se matérialisent par des procédés cinématographiques (la plongée et la contre-plongée, le motif de l'escalier). Tous les chemins ont une issue fatale (Un Tramway Nommé Désir) et les personnages s'enlisent, se complaisant presque dans leur propre décadence. Chez Williams, on se défenestre (Skipper dans La Chatte Sur Un Toit Brûlant), on se fait exploser la cervelle (Allan Gray dans Un Tramway Nommé Désir), on se fait lobotomiser ou dévorer par ses propres amants (Soudain L'Été Dernier). C'est pourquoi on comprend la fureur de Tennessee Williams quand on lui modifie son histoire, qu'on rajoute une fin heureuse ou qu'on évite le sujet problématique de l'homosexualité (La Chatte Sur Un Toit Brûlant).
Ces êtres sont aussi en proie à une animalité qu'ils n'arrivent à maîtriser. Danflous parle d'un bestiaire qui trouve un écho dans les titres mêmes des films : l'iguane, le serpent... Soit ils chassent soit ils sont chassés (Baby Doll, L'Homme À La Peau De Serpent) et seuls les plus forts survivent. Les corps eux-mêmes dégoulinent, trempés dans leur propre sueur, hyper-sexualisés (Marlon Brando dans Un Tramway Nommé Désir, Ava Gardner dans La Nuit De l'Iguane, Elizabeth Taylor dans Soudain L'Été Dernier). Séverine Danflous nous montre aussi comment les cinéastes contournaient la censure en allant toujours à la limite de ce qu'ils pouvaient montrer. C'est comme si les enveloppes charnelles étaient identiques à ces cadres intimes et suffocants. Les désirs et pulsions débordent comme pour échapper à eux-mêmes, et la folie guette aussi (mères abusives, hystérie, hallucinations...). Les personnages s'épuisent, et la ruine des lieux devient un écho de la ruine des visages. Un pur univers de néo-gothique américain comme Irving Malin l'aurait décrit.
L'ouvrage se termine par la figure du corps offert en sacrifice comme ultime acte poétique (Soudain L'Été Dernier). Une image forte pour clore ce périple. Et pour les complétistes, une filmographie fournie est proposée également avec fiches techniques et résumés des films non analysés. Bien sûr n'y sont abordés que les films qui sont revendiqués comme des adaptations des œuvres de Tennessee Williams. Restent tous ceux qui ne l'ont pas cité ouvertement mais qui s'en sont inspirés. Ils sont nombreux mais relèveraient d'un autre ouvrage que l'on pourrait se créer nous-mêmes dans nos têtes après avoir lu ce livre inspirant. L'empreinte de Williams reste vivace et elle a profondément marqué l'histoire du cinéma.