Sorti quelques jours avant la Saint-Valentin, ce nouvel album porte son nom comme un coup de poing. On retrouve Shannon en mode électrique, sans sympathie affichée. La voix est offerte comme jamais, étonnament proche sur l'introductif "Reservoir of Love" de celle de Beth Gibbons de Portishead, avant que les guitares ne s'emballent. "Weight of the Sun" poursuit dans cette direction, une partie vocale douce, fragile, à nu, qui boxe face aux raclements grungy d'une guitare rendue sèche. N'eut été un break plus tempéré, on tient là un titre combattif et mortifère à la fois ; la présence d'un clavier embrumant un peu les passes d'armes. La batterie métronomique achève de cadenasser l'ensemble de cette démonstration. Un grand titre. On groupera ainsi un titre sur deux, les nombres impairs, ceux qui disent les batailles, les revirements, ceux où force et grâce se mêlent et se choquent, comme sur "Ballad of a Heist" dont la voix placée haut la gamme rappelle un peu de ce qui se jouait chez la jeune Polly Jean Harvey lorsqu'elle surgit.
Comme PJ, Shannon n'est plus jeune et elle manie en experte douceur et rugosité, sachant que son art se déploiera dans les contraires, en visitant des états antagonistes, longeant la fureur de l'index, les yeux rivés sur le tourbillon sonore de sa guitare, retardant à l'extrême le risque d'y plonger. Une exception, le numéro 7, "Shadows", qui déploie une ritournelle élégante, voix haut perchée sur quelques syllabes, batterie en sourdine (Kevin Ratterman, parfait dans sa mesure), notes aigrelettes de la guitare, basse accompagnant en retrait le rythme, surgissement des cordes et des nappes. C'est qu'il faut préparer le terrain à un titre implacable, on y revient.
Et les titres aux numéros pairs ? Ils sont dans la délicatesse, l'exhibition tendre, le murmure, à peine marqués par des surgissements, ainsi ce "Mountains" à la June Of 44, sans les stridences et qui se permet une échappée en solitaire, comme un morceau caché. "The Hits" et "Countless Days" (ah, le Wurlitzer !) appuient sur ces sentiments de don et d'introspection, calant des détails (tintinnabulements, flûte sous les cordes). À l'image de la pochette rose et du micro trop propre pour être honnête, tout semble factice, illusoire. Il reste le deuil et l'émotion, Shannon ayant contracté une vilaine maladie au cours de 2022... et l'annonce de la disparition de deux compagnons de musique.
"Shadows" (écrit pour Philippe Couderc de Vicious Circle) aurait pu être la fin du disque, mais Shannon laisse s'incruster un piano-voix émouvant, mélancolique et triste, "Something borrowed" (dédié à Steve Albini), voix susurrée, à la limite de la fêlure.
Le travail a été long sur ces titres, la musicienne enrichissant au fur et à mesure les partitions, libre de créer et d'arranger à sa guise, rendue forte par sa victoire, par sa capacité à manier les cordes (BO du film Les Confins du Monde). Varié, pointu dans ses détails (quel rythme sur "Mountains", j'y reviens), ce onzième disque (non ? si), ramassé mais vaste, efficace mais complexe, mérite plus qu'un détour.