Alcyon, le nouvel album du projet folk Solventis, ressemble à une mue : le sortir du trauma, une transformation physique dans le son. Et la mue va jusque dans l'acte de représentaation. Sophie Peyre (nom d'artiste Sol), fondatrice du projet, veut que Solventis réponde aujourd'hui à deux voix : l'accompagne donc au-delà de la scène et jusque dans la défense des travaux par les mots, cette Melody Morana qui, par le passé, a servi Solventis par un travail sur l'imagerie et qui, par ailleurs, se consacre à son propre projet, Moon Before Sunrise. Alcyon, le cru 2024 (Subsound Records) marque le début de leur coopération live, mais l'avenir pourrait voir certains cordons se resserrer encore. Entretien sur les moments qui arment, un désir moteur, et les moments de la mue.
Obsküre : Le nom Solventis en réfère aux éléments et tout le travail visuel autour d’Alcyon vous positionne physiquement au cœur d’eux. Comment s’est construit votre rapport à la nature et de quelle manière le définiriez-vous pour ce qu’il est aujourd’hui ?
Sophie "Sol" Peyre : J’ai depuis mon enfance la chance de pouvoir faire des séjours réguliers en nature, dans une maison de famille au cœur des Corbières. J’ai un très bon souvenir de ma première piqûre d’ortie, vers mes deux ans, pendant que mon père grimpait à un châtaignier pour essayer de faire tomber quelques bogues mûres. J’ai grandi avec la nature malgré le fait que je vive en ville, me plongeant régulièrement dans cette forêt à tous les âges de ma vie. Je m’y sens libre, exaltée, et désormais, Melody m’y accompagne régulièrement.
Melody Morana : Enfant, je vivais à côté d’un ruisseau et d’un petit bout de forêt. Je m’y rendais souvent avec ma petite chienne. Les sons de l’eau, des insectes, des oiseaux, m’apaisaient. Je le ressens aujourd’hui lorsque je vais à la mer ou que j’accompagne Sophie dans les Corbières.
Il est évoqué un "jaillissement émotionnel" à propos de la création d’Alcyon, laquelle a démarré le 1er novembre 2019 par une réminiscence soudaine, accompagnée d’un état de mélancolie. Il n’est pas forcément aisé de revenir dans la mémoire d’un processus mais saurais-tu dire aujourd’hui, Sophie, de quelle manière ce processus s’est déroulé ? La musique est-elle arrivée dans sa forme première comme une vague ou parlerais-tu d’un processus au long cours, un "jaillissement lent" pour Alcyon ?
Sol : Au matin du 1er novembre 2019, lendemain d’une intense session de tatouage rituel par mon amie Férale, des images accompagnées d’émotions fortes ont jailli en moi, et j’ai passé plusieurs mois emportée par ce flot intense. Écrire Alcyon m’a permis de le canaliser un peu, car il était très compliqué de verbaliser cette expérience assez inédite, ou de trouver d’autres personnes qui puissent la comprendre. Les chansons de l’album sont nées au fur et à mesure des mois qui suivirent, j’ai beaucoup écrit et dessiné pour extérioriser. Seul l’"Air des Lys" a été écrit avant cette expérience.
Passer le pas d’enregistrer Alcyon en studio m’a pris du temps. Je n’y parvenais pas avant le changement de line-up, je n’ai réussi à finaliser les maquettes qu’une fois seule, en 2023, comme si quelque chose s’était débloqué.
Melody : C’était fou de voir Sophie à la suite de cet éveil, son jaillissement créatif m’a impressionnée. Elle avait toujours quelque chose de nouveau à nous montrer, une chanson, un dessin, une vision à raconter. J’ai ressenti un changement radical dans sa façon de créer à ce moment-là. Participer de l’extérieur à ce phénomène, la voir créer à partir de cette expérience forte... c’était exaltant, comme s’il y avait quelque chose de pétillant dans l’air à chaque fois.
La nudité des instrumentations expose la voix, quoique je ne la trouve pas exagérément mise en avant dans le mix global, en fonction des titres. L’emploi – récurrent – de la langue française représente un enjeu dans cette mise en forme car le français, en tant que langue maternelle, peut donner à la personne qui l’emploie le sentiment d’une mise à nu. À quel point le travail sur le texte en français, sur sa finition, a-t-il pu être – si c’est le cas – source de questionnement ou d’anxiété ? Peut-on jamais considérer qu’un texte soit "fini" ?
Sol : En effet, je me sens plus facilement exposée quand je chante en français. M’exprimer avec beaucoup de métaphores m’aide à pallier à cela. J’ai toujours peur de tomber dans la mièvrerie, je choisis mes mots avec attention pour que les textes sonnent juste. Est-ce qu’un texte est jamais fini… Dans un sens, oui, j’aime à considérer ceux que j’écris comme finis. En revanche, l’émotion qu’ils infusent ne l’est jamais, car ils sont chantés régulièrement pour différentes oreilles, et j’aime à penser que chacune le reçoit de manière unique. Finis, mais vivants, en somme.
Melody : Chanter en français m’intimide. Il y a un côté trop réel, comme tu dis, je me sens mise à nu et c’est trop tôt pour moi d’enlever le masque de la langue anglaise derrière lequel je peux me camoufler. La seule chanson de Solventis que j’aie chanté en français est la version a capella de "Primevère", mais comme ce n’est pas moi qui l’ai écrite, c’était plus facile.
L’épure instrumentale de la chanson folk lui donne, à mon sens en tout cas, une intemporalité ; et cette chanson est alors susceptible de nous accompagner toute la vie… comme une bonne vieille ritournelle de feu Graeme Allwright, n’est-ce pas Melody ! Quand et comment la chanson folk est-elle entrée dans vos vies et quelle place y occupe-t-elle aujourd’hui ?
Melody : (Rire) En effet, je suis rentrée dans la folk grâce à Graeme Allwright. Mes parents devaient en écouter pendant mon enfance, mais c’est quand ma mère m’a amenée à l’un de ses concerts que j’ai eu un déclic. J’ai cherché dans notre discographie tout ce qui était Leonard Cohen, Bob Dylan, Joan Baez et Donovan et je les écoute sans arrêt depuis ce temps-là. Ça m’inspire énormément pour ma propre musique.
Sol : C’est la musique irlandaise qui m’a conduite à la folk. Feu mon grand-père paternel avait un CD de chansons traditionnelles d’Irlande, que j’ai écouté en boucle après sa mort. J’ai beaucoup écouté le Live At Slane Castle des Celtic Woman, Órla Fallon, Enya, The Corrs, et dans un registre plus rock, les Cranberries. La première chanson que j’aie apprise au chant et à la guitare était "Fields of Athenry", que j’avais entendue lors d’un concert des Booze Brothers et qui m’avait beaucoup touchée.
À divers titres, Alcyon témoigne d’une diversité de la forme, un "accroissement esthétique". La démultiplication des langues chantées, d’abord, agit comme une diffusion aléatoire de parfums. Pour chaque morceau, le choix de la langue découle-t-il purement du ressenti / d’un instinct, ou peut-il y avoir à l’origine de ce choix une rationalité / des explications autres ?
Sophie : La langue des morceaux me vient la plupart du temps instinctivement, mais il arrive que j’hésite. Par exemple, "Primevère" et "Rifts" ont été écrites dans les deux langues, et j’ai choisi celle qui sonnait juste.
L’incorporation ensuite de sons synthétiques et de sources électrifiées au son a-t-elle été provoquée par des causes / personnes extérieures à Solventis ou cette incorporation a-t-elle tenu au seul désir de Sophie, bien avant qu’aient lieu les épreuves studio avec Florent Soler ?
Sol : J’ai toujours voulu ajouter une guitare électrique à Solventis, j’y pense depuis la création du projet ; mais je n’en avais jamais vraiment fait, et même après m’être procuré ma Jazzmaster, j’ai mis un an avant de vraiment composer avec, comme si j’étais intimidée. C’est en discutant avec Florent que j’ai décidé d’inclure les percussions synthétiques après que je lui aie parlé de la problématique d’être à deux sur scène tout en conservant un son riche et impactant. Il a texturé les lignes de synthé que j’avais écrites, et en a composé certaines lui-même.
L’homme de studio assure a minima les conditions techniques d’un enregistrement, mais la direction artistique est une autre question. Florent est-il entré dans une logique de production incluant de la DA pour Alcyon ? A-t-il insufflé des idées ou provoqué des changements / des révélations qui auraient impacté la forme finale donnée aux morceaux ?
Sol : Florent a arrangé certains morceaux à mes côtés, et a activement participé au nouveau son de Solventis. Il a notamment écrit et joué la basse de "Burns" et beaucoup des parties de batterie synthétique et acoustique ; il a joué ces dernières. Il a également eu l’idée d’enregistrer la fin de "Rain Bird" à la guitare acoustique, avec un seul micro d’ambiance. Alcyon ne serait pas ce qu’il est sans Florent, je lui en suis très reconnaissante, et j’ai beaucoup de chance de travailler avec quelqu’un de si talentueux, sensible et compréhensif.
Pour en finir sur la maîtrise du propos/la mise en forme… Sophie, l’acte créatif semble concentré entre tes mains mais tu sembles dans le désir d’être entourée pour la matérialisation de la musique sur scène. J’ai pu te voir live un soir de La Nuit Des Sorcières en compagnie d’Eihwar & co. C’était en config solo totale, à Angoulême le 18 novembre 2023, et Melody n’était pas présente sur cette date. Comment appréhendes-tu le fait de te retrouver seule sur scène ? Ressens-tu une pression particulière dans ce contexte ?
Sol : J’ai commencé Solventis en étant seule sur scène, armée seulement de ma guitare acoustique. À l’époque, j’étais extrêmement intimidée. Aujourd’hui, lorsque ça m’arrive, je suis beaucoup plus sereine. Tant que je parviens à me connecter à mes émotions, je me sens dans mon élément.
Vous êtes en général deux sur scène à assurer la performance et à y engendrer toute cette matière. Qu’est-ce qui a favorisé l’entrée de Melody dans le projet et, par comparaison avec l’expérience de groupe précédente - l’époque Of Dusks & Dawns - en quoi votre association contraste-t-elle, dans sa chimie interpersonnelle, avec la précédente version de Solventis ?
Sol : D’une certaine façon, Melody est le membre le plus ancien de Solventis après moi. Elle est photographe en plus d’être musicienne, et a très longtemps pris les photos du groupe et été témoin de mes moments de création, avant même de rejoindre le line-up. Avec le remaniement du projet en 2023, j’avais besoin de quelqu’un pour m’accompagner sur scène au clavier et à la guitare acoustique. Originellement, Cyril, le bassiste de l’ancien line-up, devait assurer cette place, mais il a finalement choisi de se reconvertir professionnellement. J’ai proposé à Melody de le remplacer. Elle a refusé plusieurs fois avant de finalement accepter. Son arrivée a permis de rajouter des harmonies vocales en live, et sa présence apporte beaucoup sur scène. Être à deux, chanter ensemble, c’est beaucoup plus intime que lorsque nous étions à quatre. Je me sens plus libre, et plus connectée maintenant que Melody est là.
Melody : Ça faisait un moment que j’étais déjà présente en tant que photographe pour Solventis, donc j’étais proche du projet et je le comprenais même si je ne prenais pas une part active dans la musique. J’ai toujours eu l’impression d’avoir une connexion émotionnelle forte avec Sophie, je la ressens sur scène. De fait, je trouve que l’alchimie scénique est plus sincère que ce que j’ai pu voir de l’ancien line-up.
Si la performance live peut être une action partagée, imagines-tu / acceptes-tu, Sophie, l’intervention d’autres personnes à l’intérieur du processus de création stricto sensu, l’écriture ? Ou considères-tu, au contraire, le nom Solventis comme véhicule devant le rester de ta seule intention ?
Sol : Jusqu’ici, j’avais besoin que Solventis soit ma voix. Comme nous commençons la composition d’un prochain album, nous avons discuté de la participation de Melody à sa création. Elle a dit qu’elle préférait intervenir après que j’aie écrit les textes et construit les chansons, pour y ajouter sa patte si l’inspiration lui venait. Je crois que ça me va bien, et je la comprends. Elle exprime pleinement sa propre voix dans son projet solo, Moon Before Sunrise. Quant à l’idée que d’autres personnes participent à l’écriture, pourquoi pas ! C’est arrivé une fois. Mon ami Drystan a écrit "The Wildboar" avec moi sur notre album Of Dusk & Dawns, et je ne suis pas contre recommencer avec d’autres personnes si cela a du sens. Mais j’écris généralement seule, dans ma bulle. Il me semble que j’aurais toujours besoin de ces moments.
Melody : Si je veux écrire mes chansons, j’ai ma propre bulle, Moon Before Sunrise. Je préfère que Sophie pose les bases pour dire ce qu’elle a à dire et me positionner dessus ensuite. Solventis est sa voix et je suis très heureuse de participer à la musique, mais je ne me sens pas d'en être la créatrice, ça ne me paraît pas être une place juste pour moi au sein du projet, je me sentirais mal à l’aise.
Les chansons d’Alcyon partent de l’expérience personnelle ou plus spécifiquement spirituelle. Certaines semblent avoir une fonction expurgatoire. Mettre les mots sur un problème, c’est se le révéler, dénouer quelque chose et envisager une suite… Première question à ce sujet : Y a-t-il – ou non – chez toi, Sophie, une étape intermédiaire qui passerait par l’écriture et ouvrirait la voie vers les chansons ? Autrement dit : avant de travailler sur les textes des chansons, verbalises-tu/couches-tu des écritures "à part" et pour toi-même, sur ce qui travaille ta vie ?
Sol : J’ai toujours un carnet avec moi, pour écrire ce qui me traverse. C’est plutôt un journal, mais il recueille également mes textes. Il arrive que certaines des pensées couchées sur le papier donnent naissance à des paroles, même si la plupart du temps, lorsqu’une chanson me vient, j’écris directement sous la forme d’un poème ou de textes pour des morceaux.
Seconde question : Sophie, les chansons, leur matérialisation, t’offrent-elle le socle d’un progrès personnel ? Espères-tu cela d’elles ?
Sol : Bien sûr. Elles reflètent ce que je suis, et ce que j’écris, c’est clairement de la sublimation. Écrire me permet d’exprimer ce qu’il est difficile de dire, de véhiculer des émotions fortes, de transcender des douleurs. Mes textes sont complètement connectés à mon état mental et émotionnel, on devine mon évolution personnelle en filigrane au travers des différentes sorties de Solventis dans le temps.
Y a-t-il verbalisation entre vous deux, sur l’origine de tel ou tel texte, qu’il soit écrit en anglais, sanskrit, latin ou français ? Melody entre-t-elle dans le vécu de Sophie par un partage sur les contenus, ou vos ressentis respectifs sur les textes se suffisent-ils à eux-mêmes ?
Sol : Melody connaît la signification de tous les textes de Solventis. Je les lui partage, et lorsqu’elle doit les interpréter, je lui demande de se connecter à l’une de ses émotions qui puisse résonner avec les paroles. Nous avons des vécus qui se ressemblent sous certains aspects, aussi elle peut s’identifier à certains de mes mots.
Melody : C’est exactement ça. Je sais ce que Sophie veut exprimer, ce qu’elle dit, mais il faut que j’aille chercher ce que j’ai personnellement envie d’exprimer au travers de sa musique, pour être dedans, être vraie.
Les couleurs de l’album révèlent un état mais je ne sais s’il faudrait parler de "nature". Vous qualifieriez-vous toutes deux d’êtres "nostalgiques" ?
Sol : Je pense que je le suis, mais pas seulement. Ce qui a motivé la création de Solventis, c’est l’espoir, l’envie de guérir, et d’apporter un peu de lumière à d’autres.
Melody : Je passe par des états de nostalgie mais je ne pense pas que ce soit ma nature profonde. Je ressens plus de la tristesse et de la solitude qu’une espèce de nostalgie, je n’ai pas l’impression d’avoir vécu un "avant" lors duquel je me sentais autrement et qui me manque aujourd’hui.
La photographie – émotionnelle ! – vous capture toutes deux sur les images 2024 dans une forme d’union et de proximité physique. Pourquoi avoir fait le choix de cette proximité physique et sur le fond, qu’est-ce qui, dans votre ressenti, rend chimique votre relation en art ? Vous projetez-vous sur la suite ensemble ?
Sol : On nous demande régulièrement si nous sommes sœurs. C’est vrai que nous sommes très proches, on prend soin l’une de l’autre et on s’amuse beaucoup aussi. Je me projette complètement sur la suite avec Melody. Sur les photos, ce sont les photographes, Faallaway et Gabbie Burns, qui ont proposé cette proximité physique. C’était très naturel et nous ne nous sommes pas vraiment posé la question. Ça fait sens, ça illustre bien notre relation, qui continue de grandir à mesure des expériences que nous partageons.
Melody : Il y a quelque chose qui matche entre nous depuis notre rencontre. Je me retrouve dans ce que Sophie aime, montre, ce qu’elle fait. C’est ce qui fait sens pour moi. Il y a quelque chose de fou qui se passe pour moi sur scène. Je suis une autre personne depuis que j’ai rejoint le projet, que je joue avec Sophie. C'était la première fois que je partageais la scène avec quelqu’un, et le fait que ce soit elle, c’est hyper fort pour moi. Je suis très reconnaissante de faire partie du projet, je ne me vois pas ailleurs et je vais continuer de travailler assidûment pour évoluer avec Solventis.