Le dernier album de Sophia, Holding On / Letting Go est sorti depuis deux ans déjà et Robin Proper-Sheppard peut enfin le défendre sur scène. Certes, le groupe avait rallumé les amplis à quelques occasions depuis le début de la pandémie, à Bruxelles pour les Nuits Botaniques ou à un festival à Leffinge (Belgique) en septembre dernier, mais pas de tournée à proprement parler, celle-ci ayant été reportée deux fois. Le groupe prend donc, enfin, la route pour une tournée le menant en Allemagne, Suisse, Italie et en Belgique, trois pays où l’auditoire de l’ex-tête pensante de The God Machine est le plus dense. Les valises sont posées ce soir à Bologne, magnifique ville médiévale de la région d’Émilie-Romagne extraordinairement bien conservée et où la chaleur en ce mois de mai est déjà accablante.
Sophia joue au club Locomotiv, salle de concert gérée par une association locale qui dispose également d’un studio d’enregistrement et gère un label. L’endroit est situé au sein d'une friche ferroviaire transformée en lieu culturel alternatif. C’est désormais en membre de l'Associazione Italiana Cultura Sport que nous pénétrons dans la salle à taille humaine pouvant accueillir environ deux-cent-cinquante personnes et ayant vu passer des groupes comme Swans, Deerhunter, St Vincent. Décor posé : le lieu est gorgé de superbes vibrations.
Les notes synthétiques de "Strange Attractor" résonnent lorsque le groupe arrive sur scène sous des applaudissements particulièrement nourris, la salle étant raisonnablement remplie. La basse distordue donne le ton de la soirée, qui sera placée sous le signe de la puissance. Robin est accompagné ce soir par six musiciens. Ceux qui sont venus voir le Sophia version acoustique vont avoir les oreilles en feu.
Les guitares sont bel et bien là, violon et saxophone complétant le tableau. Ce premier morceau est compact, percutant, montrant une facette de Sophia assumée les dernières années, celle d’un groupe très rock, sachant allier des passages d’une violence réjouissante avec des moments plus intimes. Soyons honnête, il y a des instants où la filiation avec The God Machine est troublante et poignante. La jeunesse du groupe accompagnant Robin n’est certainement pas étrangère à cet élan énergique, Robin s’amusant régulièrement à le souligner sous forme de plaisanteries. Le groupe enchaîne avec "Undone.again", petite perle du dernier album. Robin, comme à son habitude chante les yeux clos. Il arbore un sourire constant, preuve de son bonheur d’être là. Et après tout, nul besoin de chanter des chansons d'une tristesse infinie en faisant la moue.
Ce concert démarre fort bien, le groupe paraissant détendu, très en place. Une ambiance particulièrement chaleureuse régne sur scène entre les musiciens. Les premières notes de "I left you" nous font chavirer : morceau figurant initialement sur l'album live De Nachten, il fut par la suite repris sur l'opus datant de 2004, People Are Like Seasons. Gros coup de cœur, ce morceau est un condensé de beauté. Le groupe poursuit avec "Alive", issu du dernier album, lorsque Robin s’arrête. "I forgot the lyrics" dit-il un brin contrarié. "Quelqu'un pourrait-il m’aider, mais sans chercher sur internet" lance-t-il à l’auditoire, sans se départir de son humour caustique. Ça ne vient décidément pas, il abandonne. Le groupe, gentiment amusé, enchaîne sur "Wait", tous les musiciens assurant les cœurs au début du titre. Part belle est donc faite pour le moment au dernier album, Robin répondant présent pour défendre cet excellent opus.
Têtu et connaissant l’énorme potentiel du titre laissé en jachère, Robin revient sur "Alive". Fort heureusement : le morceau se termine par un solo épique de saxophone, apportant une tension, une vibration, un tranchant qui ne laisse pas le public indifférent. Aucune incongruité dans la présence sur scène de cet élément qu’on pourrait croire éloigné de l’univers de Sophia. Un souffle magnétique vient de nous effleurer.
Le groupe enchaîne avec "Birds", figurant sur Technology Wont Save Us (2006), avec là encore de beaux passages au saxophone. Robin revêt les habits d’un crooner sur ce titre, avec sa fine moustache élégante. Il en avait d’ailleurs parlé avec humour lors du concert de Francfort, précisant avoir hésité à la conserver mais le groupe l’avait dissuadé de la raser, probablement pour se moquer derrière son dos. Autodérision, toujours.
Le violoniste joue les premières notes de "Desert Song no2", morceau d’une force exceptionnelle et qui vient prouver que le groupe actuel autour de Robin est probablement la meilleure formation qui l’ait accompagné à ce jour. Moment d'une rare intensité. Le public est béat d'admiration. Le groupe lève un peu les pieds des pédales de distorsion pour jouer le très joli "Ship In The Sand" puis deux titres emblématiques des premiers albums, "If only" et "So slow". Et là, il se passe quelque chose de tout à fait inédit dans un concert de Sophia : le public chante à tue-tête avec le groupe, reprenant les paroles dans une ferveur quasi religieuse. Chacun se dévisage et se surprend à s'époumoner sur des paroles somme toute particulièrement sombres : "But death come so slow, when you're waiting, when you're waiting to be taken". Sidérante harmonie entre le groupe et son public.
Sophia poursuit avec "Bastards", un autre titre qui prend tout son sens live, la densité du son atteignant des sommets. Soulignons que le nouveau batteur, remplaçant l’historique compagnon de route de Robin (Jeff Towsin, ne pouvant participer à la tournée) apporte une nervosité à l’ensemble, ses impacts martelés tels des couperets.
Sophia termine son set principal par le sublime "It’s easy to be lonely", tiré de l’album précédent, As We Make Our Way (Unknown Harbour). Déferlement de guitares sur la fin, on est exsangue. Mais le groupe ne se fait guère prier et revient rapidement pour délivrer "Oh my Love", "Another Friend", "Resisting" et le très engagé et post punk "We see you (taking aim)" : un final à la mesure du concert, percutant et ensorcelant.
Cette soirée aura été superbe, le groupe délivrant un show dantesque. Précis, massif, heureux d’être sur scène et faisant preuve d’une grande sincérité, le Sophia présent à Bologne a été au-delà de toutes nos espérances. Ce groupe, outre ses qualités musicales, dispose également de valeurs humaines exceptionnelles : il suffit de voir Robin accueillir les spectateurs à son stand, avec un mot pour chacun, une poignée de main et un remerciement authentique.
Mais ce que l’on ne savait pas encore en écrivant ces lignes dans le train reliant Bologne à Milan pour prolonger un peu plus le plaisir avec un nouveau show, c’est que la soirée du lendemain au club Arci Bellezza à Milan fut plus sensationnelle encore (on ne pensait pas cela possible). Le groupe et le public ce soir-là ont communié dans un de ces moments magiques, quasi surnaturels que seul l’art est capable d’offrir. Tout n'était que son et sueur, émotions qui unissent les âmes dans la moiteur des corps. Nous sommes tous entrés dans une liquéfaction heureuse, ardente, étourdissante. À Milan (NDLR : extrait ci-dessous), la musique de Sophia a été un exutoire euphorique, un déferlement d’émotions sensitives, de fureur, de joie, l’extase musical. Robin nous confiait avoir probablement vécu le meilleur show de ses vingt-cinq ans de carrière avec Sophia, dans un moment de grâce absolu. Frôler le divin peut se produire.