Le frais cinquantenaire Peter Bjärgö ne s’est jamais limité : la diversité de ses écritures a ainsi nourri plusieurs projets, du monde néoclassique d’Arcana aux affres martiales et industrielles de Sophia, projet qui jusqu’en 2002 marqua de sa sévérité le fond de catalogue de la maison suédoise Cold Meat Industry. Qui n’a pas été impressionné par les ambiances et l’oppression d’un Herbstwerk (2001) ?
Arrivés à ce point de l’histoire, et au regard notamment de la concentration de Peter, ces dernières années, sur la publication d’albums en nom propre (envoûtant travail en mode clair obscur, créateur d'espaces de paix), tout le monde ne s’attendait pas, en 2024, au retour du nom Sophia sur le devant de la scène. C’était peut-être oublier la propension de Sophia à écarter les sorties dans le temps depuis 2003, oublier la versatilité de Bjärgö, oublier l’imprévisibilité de l’inspiration. Les choses sortent comme elles sortent après tout ; et creusant leur sillon, Peter détermine après coup ce qui peut ou ne peut pas se ranger sous un nom ou un autre. Un projet n'est que fraction d'un domaine sensible ; et The Age Of The Narcissist, à la suite d’Unclean (2016), renoue avec une forme d’austérité familière, sans offrir piédestal aux dimensions les plus extrêmes de l’écriture couchée sous ce nom. Bjärgö n’a pas son pareil en matière de créations climatiques, et ce nouvel opus estampillé Sophia a ses marqueurs : de ces sourdes ambiances ("What’s wrong with People") aux percussions irrépressibles ("Hunt Hung"). En elles demeurent les noirceurs d’une atmosphère de guerre, laquelle hante des fragments de la production passée.
Là où Arcana renvoie à une forme d’émerveillement et de splendeur orchestrale, Sophia se situe encore et toujours dans la lumière noire : c’est la mise en forme des terreurs, des angoisses, des regrets, de la désillusion. La vibration misanthropique du projet n’a pas disparu, et le titre du disque en dit quelque chose. Traversé par les sentiments qu’inspire au Suédois le fait de l’homme (son avidité, son inconséquence, sa capacité de destruction), The Age Of The Narcissist étale de sombres huiles (la technologie anxiogène de "Dogmatic") et ouvre une nouvelle page des perspectives intimes, et sans doute amères, de Bjärgö sur le monde. La percussion est systémique, sa massivité non systématique, mais la force du ressenti ne se dément pas d’un bloc de son l’autre. Et les voix portent en elles le souffle du drame. L’humain est objet d’étude, et cette dernière peut se diriger vers des formes plus synthétiques et minimales. Les résultats de l’étude porteront des conclusions sans ambivalence ("Closer to the Grave").
À Side-Line, en 2019, Bjärgö parlait ainsi des bienfaits du changement : "Il est facile de tomber dans la routine et d'arrêter de progresser, laissant votre esprit dans une spirale descendante. Le phénomène empire si vous êtes coincé dans des comportements / modèles destructeurs, comme le fait de vous sentir triste ou nostalgique à l'égard du ‘bon vieux temps’". Entouré pour ce nouveau chapitre des musiciens Stefan Eriksson, Per Åhlund et de son épouse Ia, Peter ne se laisse pas aller et révise une nouvelle fois son sound design. C'est sans reniement : les formes conservent un caractère imposant, mais elles n’assènent pas de manière continue. Elles veulent trouver le point de jonction entre profondeur des ressentis et gestion de la puissance. Il y a ce qui change, il y a ce qui demeure, et c’est dans ce que l’on retient que sourd parfois la plus grande menace. Celle qui nous hante depuis le début, celle de la fin de tout.